Qu’est-ce qu’un supermarchĂ©? Un endroit oĂą le client doit faire le travail d’aller chercher les produits qui l’intĂ©ressent en rayon, sans avoir le choix des quantitĂ©s, en Ă©change d’une baisse des prix et d’une variĂ©tĂ© de stock importante. Par opposition Ă  la situation avant les supermarchĂ©s, oĂą le client fait appel Ă  du personnel qui va chercher en magasin un produit, et lui en sert la quantitĂ© souhaitĂ©e. Confer Au Bonheur des Dames, et aussi les courses de ma grand-mère, qui passait au boucher, puis au crĂ©mier, au boulanger, etc.

Le supermarchĂ© c’est l’autonomie du client, la dĂ©sintermĂ©diatisation, les prix bas. Le concept s’impose dans l’après Seconde Guerre Mondiale, aux Etats-Unis d’abord, puis en Europe, en lien Ă©troit avec d’autres changements de sociĂ©tĂ© : la diffusion de la voiture individuelle et l’expansion des banlieues. En France, Leclerc est crĂ©Ă© en 1949, et le premier carrefour ouvre en 1963. Ca prend un peu de temps, mais finalement, Ă  partir de la fin des annĂ©es 1970, les “spĂ©cialistes” se cassent la figure et sont remplacĂ©s, dans les centre-ville, par des cafĂ©s-restaurants, des banques, des magasins de vĂŞtements, etc. Les secteurs les plus touchĂ©s sont l’alimentation (crĂ©mier, boucher, etc.), les petits Ă©quipements (droguiste), etc.

Ikea applique la mĂŞme logique pour le mobilier : un hangar en banlieue, le client monte le meuble lui-mĂŞme.

Amazon est similaire, et profondĂ©ment diffĂ©rent. Amazon est, plus que Microsoft, la première entreprise Ă  porter la rĂ©volution informatique dans les foyers. Non pas en y installant un ordinateur, mais en dĂ©ployant la puissance de l’informatique, invisible, dans les recoins de la vie, la consommation courante. L’idĂ©e est assez simple, n’est-ce-pas : vous pouvez choisir vos produits sans vous dĂ©placer, pour un coup infĂ©rieur, et on vous livre.

OK.

Les idĂ©es des start-ups sont rarement originales, 10% max. Le reste se rĂ©partit, mettons, Ă  50% de capital, et 50% d’exĂ©cution : huile de coude - 0% de dĂ©perdition d’Ă©nergie. Je mets le choix du “bon moment” dans l’exĂ©cution.

L’exĂ©cution d’Amazon est juste incroyable. Leur efficacitĂ© est unique. La gestion des entrepĂ´ts, par exemple. On entend, Ă  raison, beaucoup de plaintes sur les conditions de travail dans ces entrepĂ´ts. Je pense que ce problème se rĂ©glera de lui-mĂŞme : ces personnes seront très largement remplacĂ©es par des robots. En 2012 Amazon a achetĂ© Kiva Systems, une entreprise qui faisait des robots pour optimiser la gestion d’entrepĂ´ts : non seulement ils se dotaient de ces compĂ©tences pour le prĂ©sent et le futur, mais Kiva cessant de travailler avec la concurrence, ils accentuèrent l’Ă©cart… Malin.

Cette semaine, Amazon achète Whole Foods.

Whole Foods est une chaĂ®ne d’environ 350 supermarchĂ©s de produits alimentaires bio. Ils sont connus en particulier, aux Etats-Unis, pour leurs magasins en ville. Whole Foods a par exemple 9 magasin Ă  Manhattan, dans des lieux prestigieux comme Columbus Circle, Bryant Park sur l’arrière de la NY Public Library, ou encore Union Square : des endroits oĂą les tomates Coeur de boeuf se vendent sans problème 6€/kg.

Amazon pourrait tout Ă  fait transformer ces endroits en entrepĂ´ts. Mettons : la moitiĂ© de la surface devient un entrepĂ´t, la moitiĂ© devient une boutique. Ce serait comme d’avoir un entrepĂ´t, avec une petite boutique devant, quelque part du cĂ´tĂ© de la Place de l’OpĂ©ra Ă  Paris, un point de distribution.

Que pourrait ĂŞtre la consommation du futur avec Amazon?

Je sors du mĂ©tro, je passe devant le magasin Amazon de l’OpĂ©ra. J’entre. Amazon sait Ă©videmment, dès que je passe la porte, parce que je l’ai signalĂ© via mon tĂ©lĂ©phone, que je suis un client Premium. Je me sers dans les rayons, je sors. Il n’y a pas de caisse. Je suis dĂ©bitĂ© de ce que j’ai pris sur mon compte.

Je rentre Ă  la maison. Je me rends compte que j’ai oubliĂ© des piles.

  • “Alexa, commande-moi des piles.”

  • “Un lot de 6 piles AA, Amazon Basics?”

  • “Oui”.

Oui, car, franchement, ce sont des piles : je me fous de savoir si ce sont des Wonder, une marque chinoise ou autre chose. Amazon Basics, très bien.

Le lendemain soir, un livreur m’apporte deux cartons, sans que j’ai rien demandĂ© : Amazon a regardĂ© mes achats de ces 24 derniers mois, et sait Ă  peu près quoi m’envoyer chaque semaine, un assortiment de produits secs, une paire de chaussettes noires en laine d’Ă©cosse, un roman policier, du dentifrice, etc. Je mets ce qui ne m’intĂ©resse pas dans le second carton : un autre livreur viendra le reprendre demain. Mais depuis 2 ans que je suis client, Amazon connaĂ®t maintenant bien mes rythmes de consommation, mes goĂ»ts et mon budget : je renvois beaucoup moins de produits qu’au dĂ©but.

Ma consommation de produits est maintenant clairement scindée en deux :

  • Il y a tous les produits de consommation-plaisir : une nouvelle paire de lunettes de soleil, une nouvelle table basse pour le salon, des baskets minimalistes pour aller avec mon blouson cuir, un super cafĂ© avec de la canelle chez les hipsters du coin. Tout ce qui me fait plaisir est lĂ .

  • Et il y a tout ce qu’on achète “comme ça” : la bouffe, remplacer la bouilloire, 3 romans pour la quinzaine d’aoĂ»t… Amazon. J’ai un seul fournisseur pour le “courant”. Tout ce qui n’a pas d’Ă©tiquette est lĂ  : pourquoi achèterais-je ailleurs?

On se trompe si on pense, voyant qu’Amazon se tourne vers les magasins physiques, que, “ah, ah, ils mettent de l’eau dans leur vin; enfin ils se rendent compte que les gens ne font pas tout en ligne…”

Non. Les magasins d’Amazon sont une nouvelle ère : une fusion du physique et du numĂ©rique, oĂą la diffĂ©rence entre un entrepĂ´t et une boutique est floue. Et ils continueront de tout Ă©craser sur leur passage pour un moment.

Aujourd’hui, la capitalisation d’Amazon est de 469 milliars de $. La bourse. Ca monte, ça baisse. En l’occurence, ça monte : x4 en 5 ans. Ca n’est pas abstrait : c’est du capital. C’est avec cet argent qu’Amazon peut payer 13 milliards pour Whole Foods, ou investir 1 milliard de dollars dans la crĂ©ation de films…

Si vous voulez une version intelligente (mais en Anglais) de ce billet, Ă©coutez l’interview rĂ©cente de Scott Galeway, prof. Ă  NY University, dans Recode/Decode. Qui parle beaucoup d’Amazon, mais aussi des marques, du commerce numĂ©rique en gĂ©nĂ©ral, etc.