Une lecture de Judith Shklar, The liberalism of Fear (1989).

Si vous ne savez pas du tout de qui on parle, cf. ma présentation générale sur Judith Shklar.

The liberalism of Fear est un court essai, d’une dizaine de pages, publié en 1989 dans un ouvrage collectif, et qui forme le chapitre 1 du recueil Political Thought and Political Thinkers qui a regroupé en 1998, à titre posthume, un certain nombre d’articles de Judith Shklar.

Je fais un article séparé sur ce seul chapitre, car cet essai a une importance particulière dans l’œuvre de Shklar, la notion de libéralisme de la peur étant souvent cité comme l’une de ses idées principales avec, liée, l’idée d’une primauté de la lutte contre la cruauté.

Shklar démarre par une définition du libéralisme, le terme étant souvent utilisé un peu à tort et à travers, par ses opposants comme par ses partisans.

Le libéralisme n’a qu’un objectif primordial : assurer les conditions politiques nécessaires à l’exercice de la liberté individuelle. Chaque adulte devrait être en mesure de prendre, de façon autonome, autant de décisions concrètes sur autant d’aspects de sa vie qu’il est compatible avec la même liberté pour tout autre adulte.

Shklar insiste : le libéralisme ainsi compris protège de la puissance publique en priorité, parce qu’elle est plus dangereuse qu’aucune autre puissance, mais n’est pas incompatible avec une protection contre des forces économiques et sociales qui empièteraient sur les libertés individuelles.

Par ailleurs il ne faut pas confondre libéralisme et modernité. Le libéralisme, dans les faits, a été rare ces deux cents dernières années, et ne correspond à quelque chose de réel dans un nombre significatif de sociétés qu’après la Première Guerre Mondiale. S’il y a bien eu un courant de pensée libérale tout au long des 19e et 20e siècles, il a toujours été minoritaire, noyé dans des flots d’autoritarisme, de racisme, de nationalisme, de fascisme ou de communisme.

Shklar place l’origine intellectuelle du libéralisme dans la réaction aux guerres de religion et à leur cruauté : la moralité se détache à ce moment-là des politiques des églises et tend à considérer la tolérance comme une manifestation de la charité chrétienne. Envisager le choix de sa foi comme une décision personnelle est un grand pas vers le libéralisme, mais n’y atteint pas : Montaigne est tolérant, il n’est pas libéral, en ce qu’il ne traduit pas le souhait d’autonomie individuelle en un système politique visant à protéger cette autonomie. Néanmoins ce déplacement doit être considéré comme une des principales sources du libéralisme.

Shklar écarte d’autres sources couramment citées comme origines possibles du libéralisme, par exemple Hobbes : toute théorie du contrat social n’est pas libérale. Et de même si le libéralisme peut avoir des affinités avec d’autres sentiments ou doctrines, comme la démarche scientifique ou l’athéisme, ce lien n’est ni mécanique ni essentiel. En ce sens, par exemple, la souplesse intellectuelle du scepticisme en fait un allié naturel du libéralisme, mais il en reste distinct, de même que le rejet de la religion par la science, même si le mouvement scientifique n’est pas en tant que tel libéral.

La seule chose qui importe au libéralisme c’est l’établissement de structures politiques qui admettent et préservent une distinction claire entre domaine privé et sphère publique. Cette frontière a d’abord été appliquée au religieux, établissant un droit privé à la croyance, mais elle peut s’appliquer à d’autres domaines en fonction de l’évolution des sociétés et des sensibilités. Ce qu’on considère concrètement comme privé peut changer et la frontière entre privé et public se déplacer, mais dans une société libérale cette frontière ne peut être effacée.

Le libéralisme de la peur dont il est question ici se distingue d’autres types de libéralisme que Shklar regroupe sous le terme de parti de l’espérance. Le libéralisme des droits naturels issu de Locke appartient à ce parti : ces droits sont posés absolument et normatifs, et la société est tendue vers l’objectif de leur réalisation pour chacun. Le libéralisme du développement personnel, qu’on peut identifier à John Stewart Mill, appartient aussi à ce parti, et considère que la moralité, le progrès de la connaissance et la réalisation de nos potentialités ne sont possibles que dans une société libre et ouverte.

Le libéralisme de la peur est un parti de la mémoire : le vingtième siècle et ses leçons historiques nous oblige à être prioritairement attentifs aux dangers de la tyrannie et de la guerre. Les protagonistes de ce libéralisme ne sont pas les êtres rationnels, les patriotes ou d’autres catégories de ce type, ce sont le fort et le faible ; et la principale liberté à préserver est celle du faible d’être protégé contre les abus du pouvoir, que ces abus relèvent de l’extrémisme totalitaire ou de l’action des agents du pouvoir dans toutes sortes de régimes plus ordinaires.

Shklar note la proximité de cette conception avec la « liberté négative » d’Isaiah Berlin, qui cherche à délimiter le domaine dans lequel le sujet est ou devrait être laissé pour faire ou être ce qu’il est capable de faire ou d’être, sans interférence d’autres personnes. Berlin ne se préoccupe volontairement pas des conditions de cette liberté, qui serait une pente savonneuse menant à une conception positive et donc dangereuse de la liberté. Shklar considère qu’il n’est pas possible d’écarter cette question : les limites à l’espace privé ont besoin de conditions préalables minimum pour pouvoir être ne serait-ce qu’envisagées.

Elle considère aussi que le libéralisme de la peur peut se dispenser d’un bien suprême (une théorie du pluralisme moral chez Berlin par exemple) parce qu’il est construit autour de l’identification d’un mal suprême : la cruauté et la peur qu’elle provoque. La cruauté est la capacité d’infliger sciemment une souffrance physique ou émotionnelle à une personne ou un groupe pour atteindre un objectif. La cruauté engendre une peur spécifique, distincte de la peur naturelle qu’il y a à être vivant et de la peur associée à la contrainte qui accompagne toute loi. C’est une peur de l’inconnu et de l’arbitraire pour nous et nos semblables qui, quand elle devient politique et systémique, est incompatible avec la liberté. Cette attention primordiale à la cruauté ne suffit pas à construire le libéralisme, mais est un premier principe qui peut le rendre universel, la peur de la cruauté étant elle-même universelle.

Ce libéralisme de la peur ne signifie pas par ailleurs que la puissance publique ne peut pas utiliser la peur dans l’exercice normal de la loi : Locke et ses héritiers libéraux refusent de donner leur confiance inconditionnelle au gouvernement, mais n’appellent pas à la faiblesse et à l’impuissance de tout gouvernement. L’exercice de cette autorité et cet usage de la peur doivent néanmoins être encadrés, ils ne sont justifiés que pour éviter une peur plus grande. La liberté de s’associer et de s’organiser contribue à cet encadrement en divisant et subdivisant le pouvoir.

Shklar prend ici un moment pour expliquer que la frontière entre public et privée doit être considérée comme instable, et elle précise que l’entreprise, qui tire en partie sa force de la loi, qui protège la propriété privée, qui l’autorise à embaucher, débaucher, fixer des prix, etc., cette entreprise est en un certain sens une puissance publique. La protection de la propriété privée qui permet son action est justement une façon de diviser l’autorité entre un grand nombre d’acteurs, au-delà de l’État proprement dit ; c’est une démarche utile, pas un principe absolu et inviolable en toutes circonstances.

Shklar répond par avance à diverses objections qui pourraient être faites au libéralisme de la peur.

Que c’est une théorie « réductionniste », qui ne prend en compte aucune aspiration morale ou idéologique. C’est volontaire : les aspirations idéologiques ne doivent pas être considérées comme supérieures aux autres, surtout dans l’espace public. Quand elles le sont, il est fréquent que leurs partisans les imposent à ceux qui ne les partagent pas de façon illibérale et répressive.

Que c’est une réduction de la raison à une « rationalité instrumentale », qui se soucie uniquement de procédures sans que les citoyens n’atteignent jamais une conscience collective de leur destin politique, qui représenterait réellement une rationalité politique. D’une part Shklar se méfie de cette rationalité « supérieure », qui a tous les dangers d’une utopie. D’autre part, le procéduralisme, qui ne peut pas être didactique sans courir le risque de devenir lui-même substantiel, a tout de même, comme n’importe quel système, des effets psychologiques et d’habitus sur les citoyens et les incline, par exemple, à la patience ou à la tolérance.

Que c’est une théorie culturelle déterminée par son histoire dans le monde occidental des 19e et 20e siècles, et qu’en tant que telle elle véhicule des valeurs (d’individualisme, d’autonomie, etc.) qui sont étrangères à d’autres sociétés. Ce relativisme, juge Shklar, n’est pas en capacité de prouver que ceux qui vivent dans ces sociétés dites traditionnelles ou simplement issues d’autres cultures n’apprécieraient pas la liberté que le libéralisme de la peur leur apporterait. Il est aussi très abstrait, et ne fait que peu de cas de l’oppression réelle vécue par les populations concernées. Une pratique locale très ancrée ne peut pas être automatiquement considérée comme une aspiration humaine générale.

Que c’est une théorie qui ne dispose pas d’une notion unifiée de l’identité personnelle (“the self”). Le libéralisme, de fait, part du principe que les identités dans une société sont multiples et variées et n’a pas besoin de postuler une nature humaine spécifique. Une part de notre identité est socialement construire, qui ne fait pas le tout de notre identité, et la seule chose qui, politiquement, compte réellement, c’est le libre jeu de ces variations dans l’espace public. Ceux qui, dans les sociétés libérales, demandent une plus grande prise en compte des communautés ou, au contraire, de l’individualisme, bénéficient de la société libérale pour exprimer cette demande, mais ne sont sans doute pas assez sensibles à l’histoire et à ses cruautés : ils illustrent, d’une certaine façon, le paradoxe du succès des sociétés libérales, où le sens de l’empathie politique des citoyens peut s’atrophier face aux attaques subies par la liberté. Ceux qui trouvent le libéralisme émotionnellement insatisfaisant peuvent, dans une société libérale, chercher une satisfaction personnelle dans le communautarisme ou l’individualisme romantique, mais dans les deux cas il s’agit d’une démarche apolitique et personnelle dont les conséquences politiques peuvent être désastreuses si on en juge par l’histoire du 20e siècle.

Le libéralisme n’est pas non plus une anarchie : l’État de droit demeure une pierre angulaire des sociétés libérales et l’importance du système judiciaire est cruciale pour donner au citoyen les armes dont il a besoin dans la défense de sa liberté face à l’oppression et aux abus. La justice ne punit pas seulement le coupable, elle compense la victime. La multiplicité des centres de pouvoir et l’institutionnalisation des droits sont une description des sociétés libérales, qui sont aussi des sociétés démocratiques : il est impossible de défendre réellement sa liberté sans égalité des droits.

Finalement, c’est la sensibilité à la cruauté, toujours présente, qui doit nous effrayer quand on l’observe, qui doit également nous amener à surveiller en permanence les actions de ceux qui exercent le pouvoir, et à défendre la liberté.


Si je peux ajouter un commentaire à la fin de ce résumé, il me vient à l’esprit quelques remarques personnelles.

Il faudrait un essai d’une longueur double ou triple de celui de Shklar pour expliciter chaque passage et, en donnant un certain nombre d’exemples historiques, ancrer ses arguments dans la réalité. Judith Shklar insiste à bon droit sur l’importance de l’histoire, mais son texte présume d’une connaissance qui n’est pas acquise. C’est évident pour Shklar, intellectuelle née en 1928, réfugiée juive arrivée en Amérique du Nord pendant la Seconde Guerre mondiale, et aujourd’hui encore bien entendu tout le monde sait ce que sont le nazisme ou le stalinisme. Mais Shklar le sait avec une acuité et une urgence qui ne sont plus si évidentes. L’essai fait une dizaine de pages, il a l’avantage d’être absolument clair et limpide, mais l’inconvénient de manquer d’un sous bassement historique assez explicite. Cela ne remet pas en cause l’argument lui-même, mais rend peut-être le texte moins convaincant pour le public d’aujourd’hui.

Son libéralisme de la peur est incroyablement dynamique, la frontière entre public et privée peut changer, même si elle ne peut jamais être effacée : c’est une approche de la liberté qui doit sans cesse s’adapter à la réalité sociale et à l’évolution des sensibilités. Mais entre la publication de son texte en 1989 et aujourd’hui, plus de trente ans plus tard, la société a changé. Il faudrait tout un travail pour actualiser le texte en testant les nouvelles frontières de notre société, en particulier en prenant en compte les évolutions technologiques intervenues entre temps, et leur traduction en termes économiques et sociaux. Shklar dit explicitement que les grandes entreprises doivent être considérées comme exerçant un pouvoir et donc comme agents potentiels de la cruauté. Considérer ce sujet à neuf serait utile : Facebook, Google, Amazon, Apple en 2022 ne sont pas l’équivalent de Toyota ou IBM en 1989, mais le libéralisme de la peur offre un cadre d’analyse intéressant pour penser le rôle de ces entreprises. Y compris, d’ailleurs, dans la relation entre les États et les entreprises de l’internet et des médias qui ont tendance, à mes yeux, à aligner leurs pouvoirs contre les citoyens : non seulement leur pouvoir a augmenté, mais la subdivision des pouvoirs a été amoindri, puisqu’ils se coordonnent, et cet alignement est lourd de menaces contre la liberté. Cet aspect aussi mériterait une étude à soi.

Enfin la remarque de Shklar sur la potentielle atrophie, dans les sociétés libérales, de l’empathie politique des citoyens semble prémonitoire. Ce paradoxe, lui aussi, mériterait d’être creusé au regard de l’évolution des sociétés libérales ces dix dernières années.