Je suis, par hasard et par chance, citoyen d’un pays dans lequel la libertĂ© d’expression est reconnue et protĂ©gĂ©e. Elle n’est pas absolue, elle ne l’est nulle part, mais en France comme dans la plupart des dĂ©mocraties, elle est une des bases du système politique et de l’organisation de la sociĂ©tĂ©. MĂŞme dans les pays qui ne la pratiquent pas d’ailleurs, la libertĂ© d’expression est malgrĂ© tout reconnue sous une forme ou sous une autre, au moins en principe : rares sont, sans doute, les sociĂ©tĂ©s qui assument aujourd’hui que ce ne serait pas du tout un droit. Par exemple la constitution soviĂ©tique de 1977 la reconnaissait dans son article 50, dĂ©clarant que les citoyens de l’URSS bĂ©nĂ©ficient de « la libertĂ© d’expression, de la presse et des rĂ©unions, cortèges et manifestations. » Et l’article 52 fixait Ă  cette libertĂ© des limites qui ne choqueraient pas dans une constitution dĂ©mocratique : par exemple « l’incitation Ă  l’hostilitĂ© ou Ă  la haine pour des motifs religieux est interdite. »

Aujourd’hui, la constitution chinoise reconnaĂ®t elle aussi la libertĂ© d’expression, dans des termes quasiment similaires, dans son article 35 : « Les citoyens de la RĂ©publique populaire de Chine jouissent de la libertĂ© d’expression, de la presse, de rĂ©union, d’association, de procession et de manifestation. » Ă€ nouveau, ce principe n’est pas absolu et est restreint par l’article 51, qui stipule que les citoyens « dans l’exercice de leurs libertĂ©s et de leurs droits ne peuvent porter atteinte aux intĂ©rĂŞts de l’État, de la sociĂ©tĂ© ou du collectif, ni aux libertĂ©s et droits lĂ©gitimes des autres citoyens ».

Le principe de la liberté d’expression est donc ici à la fois affirmé et limité par des principes concurrents, et même une société qui ne le respecte pas en fait se sent de toute évidence obligée de le soutenir en principe.

La question de la libertĂ© d’expression me tient particulièrement Ă  cĹ“ur pour plusieurs raisons, dont certaines sont assez personnelles. Ma culture et mes valeurs personnelles sont très souvent en dĂ©calage par rapport aux valeurs qui prĂ©valent dans la sociĂ©tĂ© française. Ce qui est intĂ©ressant ici, c’est que ce dĂ©calage est mineur : je ne suis pas proche de la culture russe ou chinoise, par exemple, que je ne connais pas du tout, mais je suis très proche de la culture anglo-amĂ©ricaine, c’est-Ă -dire de la culture d’autres dĂ©mocraties que la dĂ©mocratie française. Du coup, je perçois des nuances entre sociĂ©tĂ©s dĂ©mocratiques que je ne percevrais sans doute pas si j’étais, d’une certaine façon, « plus français » que je ne suis. Mais je ne suis pas non plus amĂ©ricain et les valeurs que les États-Unis associent Ă  la libertĂ© d’expression ne me sont pas « évidentes ». Je suis entre les deux. Par exemple j’ai souvenir, après avoir passĂ© un an en Grande-Bretagne au milieu des annĂ©es 1990, d’être rentrĂ© en France et de m’être Ă©tonnĂ© de choses que je n’avais jamais remarquĂ©es auparavant, par exemple le chauvinisme des commentateurs sportifs Ă  la tĂ©lĂ©vision française, qui n’avait pas au mĂŞme degrĂ© son pendant sur la BBC. De la mĂŞme façon, il m’arrive souvent, dans des discussions avec des amis ou des collègues, quand au dĂ©tour d’une discussion on touche Ă  la libertĂ© d’expression, de remarquer que mon opinion est dĂ©calĂ©e, et nĂ©cessite explication. Comme disait Adorno, « il fait aussi partie de la morale de ne pas habiter chez soi ».

C’est mĂŞme devenu, ces dix dernières annĂ©es en particulier, de plus en plus frĂ©quent. Pas tellement du fait d’une Ă©volution de ma propre opinion, mais plutĂ´t du fait de l’évolution gĂ©nĂ©rale. C’est du moins ce qu’il me semble, et que je veux vĂ©rifier ici : que la libertĂ© d’expression s’est restreinte dans les sociĂ©tĂ©s dĂ©mocratiques ces vingt ou trente dernières annĂ©es, et que cette valeur, qu’on ne respectait pas toujours en rĂ©alitĂ© quand bien mĂŞme on la soutenait absolument en principe, est dĂ©sormais, parfois, remise en cause dans son principe mĂŞme. Les discours de ce type prennent dans les dĂ©mocraties occidentales presque toujours la forme d’un « oui, mais » : je suis favorable Ă  la libertĂ© d’expression, mais… pas dans ce cas prĂ©cis. Et ces objections, qui Ă©taient systĂ©matiquement associĂ©es Ă  la droite voire Ă  l’extrĂŞme droite dans ma jeunesse, sont souvent aussi, dĂ©sormais, associĂ©es Ă  la gauche ou Ă  l’extrĂŞme gauche.

Il me semble aussi que cette question revient plus souvent que jadis. Le sujet est plus tendu qu’il n’était et revient de façon rĂ©current dans les dĂ©mocraties. On peut citer quelques dĂ©bats publics qui ont touchĂ© Ă  cette question ces dernières annĂ©es en France : les caricatures de Mahomet dans Charlie Hebdo, le burkini et le voile, les lois contre l’apologie du terrorisme, la loi de 2012 prĂ©voyant de sanctionner la contestation du gĂ©nocide armĂ©nien, etc. Et par ailleurs le dĂ©bat n’a pas toujours la forme juridique et institutionnelle des exemples prĂ©citĂ©s : la mode est aussi au deplatforming, consistant Ă  faire pression sur une organisation (maison d’édition, universitĂ©, etc.) pour qu’elle ferme ou referme l’espace d’expression qu’elle avait ouvert : quand un groupe d’étudiants pousse l’universitĂ© Bordeaux Montaigne Ă  dĂ©programmer une confĂ©rence de Sylviane Agacinski sur la ProcrĂ©ation MĂ©dicalement AssistĂ©e, ou quand des employĂ©s de Hachette font pression sur la maison d’édition pour qu’elle annule la publication des mĂ©moires de Woody Allen.

Et il est bien possible qu’au moment où j’écris ceci, alors que la pandémie mondiale de coronavirus est l’occasion de nouvelles lois et décrets imposant des limitations variées aux libertés publiques un peu partout dans le monde, la question de la liberté d’expression devienne encore plus importante.

Je ne pars pas, au dĂ©but de cette rĂ©flexion du moins, de l’idĂ©e que plus de libertĂ© d’expression serait nĂ©cessairement et toujours un signe positif, et que toute limitation serait un signe intrinsèquement nĂ©gatif, mais une sociĂ©tĂ© qui, si on peut dire, se ment Ă  elle-mĂŞme sur le sujet n’est sans doute pas en bonne santĂ©. Examiner la question de la libertĂ© d’expression, c’est radiographier une dĂ©mocratie, l’ausculter et dĂ©terminer son Ă©tat de santĂ© : le procès pour impiĂ©tĂ© de Socrate, c’est en partie un procès qui concerne la libertĂ© d’expression, et en mĂŞme temps une interrogation sur l’état de la dĂ©mocratie athĂ©nienne Ă  ce moment de son histoire.

Je ne suis ni philosophe, ni juriste, ni mĂŞme universitaire. Je suis, au sens de Proust, un amateur et un dilettante, ce qui me semble parfait pour un sujet comme celui-ci, qui est au point de croisement de la philosophie, de l’histoire, du droit, des sciences politiques : le sujet est tellement vaste, mieux vaut ne pas avoir de compĂ©tence particulière. ConsĂ©quence naturelle : je ne travaille pas avec un plan, encore moins une thèse, je veux simplement, en Ă©crivant ici, creuser ce sujet et rĂ©flĂ©chir Ă  haute voix. Il est d’ailleurs très possible qu’au fur et Ă  mesure mon opinion change et que j’aboutisse, dans quelque temps, Ă  des conclusions diffĂ©rentes de celles que j’imagine en dĂ©marrant.

Dans la tradition anglo-saxonne de la libertĂ© d’expression dont je me rĂ©clame en grande partie, deux textes sont fondamentaux : le premier amendement de la constitution amĂ©ricaine, chargĂ© de toute son histoire de 1791 Ă  aujourd’hui, et le De la libertĂ© de John Stuart Mill, publiĂ© en 1859.

Je vais commencer par le premier amendement dans le prochain billet.