Learning about Thinkers, qui forme toute la 3e et dernière partie du recueil Political Thoughts and Political Thinkers (1998), regroupe des essais de Judith Shklar sur Pope, Harrington, Montesquieu, Rousseau, d’Alembert, Bergson, Orwell, Arendt et Walzer.

Je ne veux essayer ni d’en faire une lecture exhaustive, ni d’en tirer de grandes leçons sur Shklar elle-mĂŞme et sa propre philosophie. Mais de ces textes ressortent tout de mĂŞme une manière de penser et de lire qui me semble caractĂ©ristique.

Shklar est une lectrice particulièrement attentive et généreuse, y compris avec des auteurs dont elle ne partage pas le point de vue. Et d’ailleurs : elle ne partage la totalité des points de vue d’aucun auteur, même si elle trouve un intérêt à lire chacun d’eux. Il y a de l’éclectisme dans sa démarche, qui n’est pas une dispersion : elle est guidée dans ses choix par une méthode et une ligne directrice, elle valorise l’honnêteté intellectuelle, elle est méfiante à l’égard des philosophies dont elle pense qu’elles ne prennent pas suffisamment en compte ou bien la réalité matérielle, ou bien la réalité psychologique de ceux qui seraient concernés par ses conséquences.

Cette ouverture au monde explique certainement en partie le spectre extrêmement large des types de textes dont discute Shklar : un poème philosophique du 18e siècle, un roman (1984), des textes proprement philosophiques, etc. Car la littérature contient des exemples qui, comme une loupe, permettent d’isoler et de grossir des vérités psychologiques profondes sur la nature humaine. C’est un trait qu’on retrouve dans ses propres textes, où elle réfléchit à partir de sources très variées, philosophiques, mais aussi historiques et littéraires.

Shklar dĂ©teste se cacher derrière la technique, et essaie toujours d’Ă©crire des textes directs et aussi simples et comprĂ©hensibles qu’il est possible, aussi nuancĂ©s et complexes qu’il est nĂ©cessaire.

Ă€ la fin, la philosophie est bien pour elle quelque chose de concret et personnel : certaines philosophies sonnent justes au regard de la vie des hommes. Judith Shklar note ainsi Ă  propos de Michael Walzer et de son attachement au communautĂ©s constituĂ©es, qu’il dilue certes largement son communautarisme pour en Ă©liminer les penchants les plus forts Ă  l’exclusion, mais qu’elle ne peut malgrĂ© tout s’empĂŞcher de poser la question : est-ce que Michael Walzer aurait admis dans sa communautĂ©, en 1941, une immigrĂ©e juive de Lettonie comme elle ? N’est-il pas prĂ©fĂ©rable dans ce type de contexte de s’appuyer, plutĂ´t que sur une notion de communautĂ©, sur une notion de citoyennetĂ© ? Et la diffĂ©rence de sensibilitĂ© entre elle et Walzer Ă  ce propos n’a-t-elle pas son origine non pas seulement dans des positions philosophiques diffĂ©rentes, mais aussi dans des histoires personnelles diffĂ©rentes : celle d’un membre indiscutĂ© de la communautĂ© nationale et celle d’une apatride ?

L’impression que je tire de ces lectures en tout cas, c’est que pour Shklar, les philosophies sont à la fois des méthodes et des lectures du monde, tel qu’il doit être, mais aussi tel qu’il est réellement, et que les philosophies ont en retour des conséquences sur le monde et ceux qui l’habitent : on peut donc critiquer techniquement une philosophie, autant qu’on peut en critiquer les effets, immédiats ou potentiels. Et finalement que la générosité exigeante, l’équilibre entre distance et empathie, l’imagination qui sont nécessaires à une lecture approfondie des textes d’autrui sont aussi les qualités qui font une bonne philosophie.

Évidemment, Shklar n’a pas le mĂŞme intĂ©rĂŞt pour chacun des auteurs dont elle parle ici, mais je trouve ses textes sur Rousseau parmi les plus intĂ©ressants, car si elle ne partage pas grand-chose de ses conclusions, elle lui fait nĂ©anmoins un immense crĂ©dit et fait un effort rĂ©el pour le lire et le comprendre. Ci-dessous, donc, un cours aperçu de ceux de ces petits essais qui m’ont paru les plus intĂ©ressants, sur Pope et Harrington, sur Montesquieu et Rousseau, et enfin sur Bergson pour illustrer « en creux » ce que la philosophie de Shklar rejette, c’est-Ă -dire le romantisme et l’irrationalisme.

Alexander Pope, An essay on Man (1732-34).

Pope admet une échelle de la nature, de la plante à l’animal, à l’homme et enfin aux « êtres supérieurs », mais tout son propos consiste à minimiser les écarts au long de cette échelle. Il regarde l’homme du point de vue de l’animal, comme Montaigne, et constate les proximités, voire les renversements de valeur : le porc est dans sa bauge, mais lui n’est pas sadique ni mauvais. Et même quand nous prenons la peau d’un ours pour en faire un manteau, ne sommes-nous pas jaloux de sa fourrure ? Ne sommes-nous pas soumis aux désirs et aux passions tout comme les autres animaux ? La fierté est pour Pope le pire des maux humains non pas parce qu’on aurait rejeté Dieu, mais parce qu’on a rejeté la nature et notre place en son sein. Une compréhension juste des règles de la nature devrait nous faire comprendre que nous devons vivre en harmonie avec les mondes animal et végétal, tandis qu’en réalité nous les exploitons sans réellement y contribuer.

Les animaux ont cependant un avantage sur nous : tandis que nous avons tendance à l’auto-destruction, ils vivent selon l’état de nature. Nous avons nous-mêmes vécu, selon Pope, dans un état de nature avant la chute. Dans cet état de nature nous ne mangions pas de viande, pense-t-il comme Plutarque, et c’est non pas seulement le sexe, mais la cruauté à l’égard du reste de la nature qui marque le péché originel et les débuts de la société, qui n’est pas initialement une société civile de coopération entre les hommes, mais un abattoir pour les animaux.

Pourtant, Pope ne renonce pas. Il appelle l’homme à la modestie : notre compréhension des lois de la nature est limitée, et s’il est impossible de revenir à l’état de nature, il est tout de même possible de trouver pour l’homme une nouvelle place au sein de la nature. Nous devons, par la science c’est-à-dire par la connaissance progressive des lois naturelles, établir une domination non destructive sur le monde dont nous-mêmes ne sommes qu’une partie.

Pour Pope la recherche, métaphysique et scientifique, n’a pas d’intérêt en soi, mais seulement au service d’une psychologie de la modestie. Les sens informent les passions, que la raison guide, dans une psychologie lockienne classique, mais ça n’est pas un facteur de progrès, simplement une façon de retarder le moment où inévitablement les passions l’emportent. La raison agit comme la santé sur le corps, qui à la fin cède toujours face à la maladie et à la mort : ici on peut retarder la folie, mais encore une fois ça n’est pas un progrès, et ce rejet de la notion de progrès est très originale chez Pope par rapport à tous ses contemporains.

Il disait probablement, [explique Shklar] comme nous le faisons tous, plus d’une chose à la fois. L’une portait sur ce qu’il pensait qu’il serait préférable pour lui et pour nous tous de croire, et l’autre sur ce qu’il ressentait dans sa situation réelle. L’époque des théodicées était de fait révolue, et avec elle furent mises en question, non seulement les voies de Dieu envers l’homme, mais aussi les manières de l’homme envers tous les autres êtres sensibles, des Indiens aux oies. Personne n’a ressenti cela plus que Pope. En tentant de réunir poétiquement ce qui s’était clairement disloqué, la chaîne traditionnelle des êtres et ce que serait une nouvelle humanité, il n’a fait que révéler l’indignation morale qui rendait un tel effort à la fois urgent et impossible.

James Harrington. The Commonwealth of Oceana (1656).

Depuis la seconde guerre mondiale, écrit Judith Shklar, on a tendance à chercher des solutions à nos problèmes en dehors d’un côté de l’optimisme du 18e siècle, jugé naïf, et de l’autre du positivisme sans nuance du 19e siècle : on se tourne assez naturellement vers les auteurs du 17e siècle, par exemple ceux confrontés à la Guerre civile anglaise (1642–1651) comme Hobbes, Locke, et donc dans une moindre mesure Harrington, républicain, auteur d’une utopie, The Commonwealth of Oceana (1656), et à peu près seul machiavélien revendiqué de son époque dans le monde anglophone.

Il a été longtemps oublié, en particulier au Royaume-Uni, un peu moins en Amérique où son républicanisme et ses textes sur les procédures électorales ont été de longue date reconnus. Ses héritiers au 19e siècle auraient dû être les Benthamistes… s’ils avaient voulu faire appel à l’histoire et accepté de passer par-dessus la forme retenue par Harrington pour son texte, une utopie. Au 18e siècle il est rejeté comme un rêveur, pour l’essentiel. Hume, qui s’intéresse à lui, écarte le rêveur républicain, mais reconnait un autre aspect de la pensée de Harrington : il place les intérêts patrimoniaux au centre de toute base de gouvernement, à l’exclusion de tout autre intérêt, et rejette toute possibilité de conflit dans sa société utopique. Ce que Hume rejette comme improbable. En France, les textes constitutionnalistes d’Harrington auront aussi quelque influence pendant la période révolutionnaire, sur Sieyès en particulier.

Mais au 19e pour l’essentiel, la période de la guerre civile anglaise est ignorée, au moins jusqu’à ce que les historiens Whigs ne la reconsidèrent et ne l’adaptent, en commençant par Samuel R. Gardiner à partir des années 1880. Acton, par exemple, crédite Harrington d’avoir compris, à la différence d’Oliver Cromwell, qu’une redistribution de la propriété serait nécessaire à la survie du Commonwealth, mais il ignore totalement l’illibéralisme de Harrington, qui n’envisage pas une seconde que l’état pourrait ne pas diriger la société. Les Whigs ignorent aussi le constitutionnalisme de Harrington pour, finalement, ne retenir de lui qu’une chose : la place qu’il donne à la propriété patrimoniale et à sa redistribution. Il y a aussi eu à la fin du 19e siècle une lecture marxiste de Harrington, ce qui n’est pas étonnant si on songe qu’il considérait que les principes de l’économie d’une société définissent son gouvernement, et que la relation à la propriété détermine le rapport au pouvoir. Pour Harrington l’absolutisme n’est plus possible et la bourgeoisie doit s’imposer dans la forme du gouvernement du fait de son emprise sur la propriété. Et de fait la restauration monarchiste de 1688 en Angleterre n’est pas une restauration absolutiste : pour les marxistes, Harrington a anticipé la révolution bourgeoise; même si en réalité si Harrington se préoccupe de la propriété au sens large, et pas particulièrement de la propriété des moyens de production.

Comme Hobbes, le combat de Harrington consiste à s’opposer à une théorie traditionaliste consistant à séparer le pouvoir du souverain sur la société du pouvoir de chacun sur sa propriété. Harrington pense que cet équilibre n’a jamais existé et qu’a plutôt régné en vérité une sorte de guerre civile permanente entre royauté et nobilité au détriment du peuple. À force d’expropriations de l’église et de la noblesse, et pour limiter leur pouvoir contre le roi, la dynastie Tudor a profondément changé cette dynamique, sans peut-être comprendre qu’ils enrichissaient ainsi le peuple, ou la bourgeoisie, et que le pouvoir va in fine toujours à ceux qui maîtrisent la richesse. L’originalité de Harrington est d’expliquer la guerre civile non pas seulement par le changement des conditions économiques et sociales, mais d’attribuer l’origine de ces changements à la dynastie Tudor elle-même. Une fois la noblesse et la théorie politique traditionnelle écartées, restent le choix entre l’Absolutisme monarchique porté par Hobbes et la République qu’il défend.

Tel que le lit Harrington, Hobbes prétend que la loi trouve sa source dans la volonté du souverain : Harrington lui oppose que cette logique du consentement est a-historique, mais il lui concède que la volonté du souverain doit de toute façon être soutenue par la force, et que cette dernière a besoin des ressources que donne la propriété. En réalité Hobbes, bien sûr, examine aussi les sources de la volonté souveraine et la nature du pouvoir. Mais il la trouve dans la nature humaine, et donc exprimée dans tous les aspects de la vie humaine quand Harrington la traduit simplement dans une quantité : la propriété. Harrington refuse toute psychologie dans sa théorie de la légitimité du pouvoir, et trouve une solution à la question de la source de la loi et de l’organisation de la société : elle est le résultat d’une juste lecture de la balance des intérêts matériels qui y existent.

C’est en ceci aussi que Harrington est un utopiste : écarter toute psychologie et toute analyse de la nature humaine signifie qu’une fois le calcul des intérêts achevé et l’équilibre des institutions établi, plus rien ne peut ni de doit évoluer, on a trouvé l’équilibre parfait d’une république éternelle. Cette absence de psychologie est aussi chez Harrington une absence de sens historique. Son modèle des origines de la guerre civile tient à des changements introduits dans le régime de la propriété, quand Hobbes voit principalement des origines intellectuelles et idéologiques au conflit : une minorité de prêcheurs radicaux et d’intellectuels ayant des notions mal digérées et élémentaires sur les libertés antiques ont causé ce désastre.

Montesquieu et le nouveau républicanisme

Judith Shklar pense que Montesquieu a fait pour le 18e siècle, ce que Machiavelli avait fait pour le 16e : dĂ©finir le cadre dans lequel on envisage le RĂ©publicanisme. Mais quand Machiavelli rĂ©agissait Ă  l’impotence des RĂ©publiques italiennes, Montesquieu rĂ©agissait au despotisme, qui avait alors pour habitude de se justifier en faisant appel Ă  la figure de l’empereur Auguste : c’est la vertu du dirigeant qui justifie le rĂ©gime en ce qu’il est capable de n’être plus une personne privĂ©e ou un tyran, mais en ce qu’il reprĂ©sente Ă  lui seul la RĂ©publique. L’état c’est moi, vertueux. L’Esprit des Lois vise justement Ă  dĂ©lĂ©gitimiser cette appropriation : le « principe » du despotisme monarchique, dit Montesquieu, a toujours Ă©tĂ© l’honneur, jamais la vertu. Montesquieu nĂ©anmoins ne pense pas qu’il soit possible de faire renaĂ®tre les RĂ©publiques antiques, Ă  la diffĂ©rence de Machiavelli. Il pense au contraire que le sort de la RĂ©publique romaine est un avertissement : la RĂ©publique a bien Ă©tĂ© pendant un moment, pour Montesquieu, un Ă©tat libre et populaire, mais le peuple a Ă©tĂ© corrompu par ses dirigeants (pas l’inverse), et la RĂ©publique est morte de la tentation militariste de la conquĂŞte et de l’Empire, qui sont aussi des tentations pour l’Europe, depuis la dĂ©couverte du compas et l’expansion impĂ©riale. L’examen des autres rĂ©publiques antiques, Athènes par exemple, par Montesquieu est tout sauf romantique : elles sont intrinsèquement instables et ne durent pas. Finalement, au livre 13 de L’esprit des lois, qui est non pas un portrait du Royaume-Uni, mais une comparaison entre l’Angleterre et la Rome antique, le modèle proposĂ© pour l’Europe est une dĂ©mocratie reprĂ©sentative, commerciale et non militariste, grimĂ©e en monarchie et fonctionnant sur la base des lois plutĂ´t que des mĹ“urs.

Après cette lecture personnelle de Montesquieu, Shklar traite de la façon dont deux successeurs ont utilisé son œuvre : Rousseau en France et Publius aux États-Unis.

Elle montre comment Rousseau s’appuie sur la lecture des Républiques antiques par Montesquieu, en particulier Sparte, pour insister sur l’égalitarisme des Républiques, et en miroir pour rejeter les inégalités de la société moderne. Sparte est bien le modèle aujourd’hui d’une société juste, qui « moule » le citoyen dans l’égalité et, d’une certaine façon, apaise quasi psychologiquement pour lui les angoisses qui résultent des inégalités modernes. La vertu que Machiavel appelle pour le Prince est chez Rousseau anti-intellectuelle et permet à chaque citoyen de ne plus être en contradiction avec lui-même. L’égalité est le principe actif de cette république, sans laquelle la liberté n’est pas possible, et elle est soutenue par une religion civique qui joue un rôle psychologique pour chacun et apaise les tensions inhérentes à la vie sociale dans une organisation civique de grande taille. Et c’est en ça aussi que Rousseau continue de promouvoir une République populaire, et que sa théorie ne repose pas sur la vertu d’un homme providentiel, malgré ce qu’il peut dire de la figure du Grand Législateur.

L’autre pont entre Montesquieu et la pĂ©riode rĂ©volutionnaire de la fin du 18e siècle, ce sont les Federalist Papers signĂ©s du pseudonyme de Publius (Alexander Hamilton, John Jay, James Madison — 1787-1788). Dans le contexte des dĂ©bats de ratification de la constitution amĂ©ricaine, de nombreux intervenants font un abondant usage de Montesquieu. Publius, Ă  la diffĂ©rence de Montesquieu, ne croit pas que les Ă©tats commerciaux soient particulièrement pacifiques, mais Ă  la suite de Montesquieu il attire l’attention sur l’instabilitĂ© des RĂ©publiques antiques, leurs rapides oscillations entre tyrannie et anarchie. Mais ce n’est pas le souci de l’égalitĂ© qui doit permettre de surmonter l’instabilitĂ© des rĂ©publiques, comme chez Rousseau, c’est la pratique du gouvernement reprĂ©sentatif et la mise en concurrence des intĂ©rĂŞts oĂą chacun, se sachant minoritaire sur un point ou un autre, Ă  un moment ou un autre, est amenĂ© d’une part Ă  prĂŞter attention aux droits des minoritĂ©s, et d’autre part doit tisser les alliances nĂ©cessaires Ă  l’avancement de ses idĂ©es et de ses intĂ©rĂŞts. Ici le lien entre libertĂ© et vertu est coupĂ©. Montesquieu ne dĂ©crit pas les Anglais comme particulièrement vertueux, au contraire, et Publius, qui se pense, au sortir de la rĂ©volution, comme le « vrai Anglais libre », n’attend aucune vertu spĂ©ciale ni de ses dirigeants ni de ses concitoyens : le système se maintient pas un Ă©quilibre dynamique plus que par des fondations massives. Publius pense non seulement qu’un vaste Ă©tat comme les Etats-Unis, peut ĂŞtre une rĂ©publique, mais que ce sont justement sa taille et sa diversitĂ©, au contraire des petites rĂ©publiques antiques, instables, qui garantissent qu’il ne tombe pas sous la coupe d’une faction particulière. C’est, d’une certaine façon, comme le vĂ©lo : il ne tient en Ă©quilibre que quand il est en mouvement.

Dans les deux cas, Rousseau et Publius, le travail de Montesquieu, qui n’était pas républicain lui-même, a servi de support sur lequel différentes traditions de Républicanisme se sont construites à la fin du 18e siècle qui ont porté le concept jusqu’au 19e siècle et au-delà.

Rousseau, Le Contrat social

Pour Shklar les difficultĂ©s d’interprĂ©tation du Contrat social tiennent Ă  la complexitĂ© de sa construction. Chacun a tendance Ă  retenir un thème particulier alors que l’œuvre de Rousseau devrait ĂŞtre interprĂ©tĂ©e comme une fugue, ou diffĂ©rentes thĂ©matiques, portĂ©es par des voix spĂ©cifiques, se rĂ©pondent en contrepoint. Il y a une voix Ă©galitariste, une dĂ©mocratique, une populiste et aussi, Ă  part, une voix tragique.

Shklar fait un rĂ©sumĂ© chapitre par chapitre du Contrat social, mais sa lecture insiste sur le thème du tragique, qui s’exprime en particulier dans le livre III qui traite du Gouvernement. Ce dernier est absolument nĂ©cessaire et doit ĂŞtre fort, mais il finit toujours par chercher son autonomie contre le peuple souverain, car le Gouvernement incarne en rĂ©alitĂ© 3 volontĂ©s distinctes : la volontĂ© gĂ©nĂ©rale, mais aussi la volontĂ© collective et corporatiste de ceux qui le composent, et enfin la volontĂ© oligarchique individuelle de chaque magistrat. Ces derniers occupent leur position du fait de leur ambition ou de leur talent, et finissent ainsi fatalement par s’imposer au peuple : les dĂ©mocraties elles-mĂŞmes ont une tendance naturelle Ă  la concentration des pouvoirs. Si le peuple Ă©tait capable de se gouverner seul, un gouvernement ne serait pas nĂ©cessaire, et les peuples qui ont besoin d’un gouvernement, c’est-Ă -dire tous les peuples, mĂ©ritent d’une certaine façon la tutelle qu’ils ne manqueront pas de subir. Il y a un dynamisme du gouvernement rĂ©el, qui est facteur de changement, tandis que le Gouvernement libre du peuple devrait ĂŞtre sans changement aucun.

Mais pour Shklar la tension entre les thèmes positifs de la dĂ©mocratie et de l’égalitarisme et le thème extrĂŞmement pessimiste d’une fatalitĂ© de la concentration du pouvoir n’est pas une contradiction. Contrairement Ă  ce qu’on droit souvent, Rousseau ne se prĂ©occupe pas de dĂ©crire l’avenir, radieux ou non, il ne porte pas un message d’espoir quelconque. Il fournit un ensemble de critères (populisme, Ă©galitarisme, dĂ©mocratie) qui permettent de jauger n’importe quelle sociĂ©tĂ©, une sorte d’étalon qui permet de mesurer un pays. Ses analyses historique et psychologique lui interdisent d’imaginer que la sociĂ©tĂ© pourrait rĂ©ellement progresser le long de cette toise. Pour autant il ne prĂŞche pas la rĂ©signation, il fait son travail de philosophe, consistant Ă  nous Ă´ter nos illusions et Ă  nous faire comprendre nos contradictions : nous sommes capables de voir le Bien, mais trop faibles et stupides pour y accĂ©der.

Rousseau et l’égalité

Rousseau est le philosophe de la misère humaine, il parle pour les pauvres et comme l’un des leurs, tout en ayant des riches et des puissants une connaissance intime et en étant aussi, d’une certaine façon, l’un des leurs. Sans appartenir réellement ni à l’un ni à l’autre. Il est le pionnier de la figure future de l’intellectuel d’avant-garde qui parle au nom des plus démunis.

La relation de dépendance, qui va, tout en bas de la hiérarchie, jusqu’à l’esclavage, mais concerne aussi le valet, l’employé, le paysan qui paie au maître le loyer de la terre qu’il cultive, est au cœur de la réflexion de Rousseau. C’est une inégalité qui interdit la liberté et toutes ces inégalités, qui sont inscrites dans le système légal des sociétés, se ramènent toujours d’une façon ou d’une autre à la différence entre le riche et le pauvre.

Rousseau ne considère pas que les hommes naissent réellement égaux : leurs capacités différent. Mais elles ne trouvent pas à s’exprimer à l’état de nature, dans un monde présocial où chacun, isolé, mène une vie d’autarcie dédiée à la subsistance. C’est le monde social qui donne aux différentes de capacités, à l’ambition et à la vanité un terrain où croître. Pourtant toutes les sociétés, même les pires, ont des notions de bien, de mal, et de devoir, qui visent en général à « geler » la hiérarchie sociale en place. C’est un équilibre négatif, basé sur l’interdit et la peur, mais un équilibre positif est possible par une socialisation supplémentaire de l’égalité : on ne retrouve pas l’égalité de l’état de nature, mais en se donnant entièrement à la société en retour d’une garantie que tous les autres feront de même, on peut dépersonnifier la relation légale et sociale et créer une égalité artificielle, mais réelle.

L’égalité pourtant ne se maintient pas naturellement, car à nouveau capacités et ambitions individuelles introduisent de l’inégalité : elle doit donc être maintenue, car elle est perpétuellement menacée par les factions, les groupes d’intérêts, les castes. Et son seul défenseur, c’est l’état, qui seul a le pouvoir d’empêcher strictement les regroupements de personnes privées, qui créent nécessairement des dépendances entre les personnes qui y participent. Parce qu’elles diminuent la puissance de l’état dans lequel on a tous investi notre volonté, l’interdiction des associations n’est pas une privation de liberté. La liberté en société chez Rousseau est négative : mon obéissance à l’état est une obéissance à ma propre volonté.

L’état doit donc maintenir l’égalitĂ©, mais aussi, pour que cette Ă©galitĂ© soit une libĂ©ration, utiliser les armes de l’éducation civique et de la censure. Comme l’explique Judith Shklar :

La médecine de Rousseau pourrait bien avoir été pire que le mal. Il est cependant absurde de négliger la vérité psychologique vers laquelle il pointe. Pour lui et bien d’autres personnes qui n’ont aucune confiance en soi, une tutelle paternaliste [par l’état] peut être jugée comme libératrice. La protection n’est pas la liberté, mais cela peut certainement y ressembler. Néanmoins, quiconque pense que le pluralisme et la diversité des points de vue et des mœurs sont au cœur même de la liberté considérera la définition de la liberté de Rousseau comme un simple abus de langage. La liberté de ceux qui peuvent se débrouiller seuls se réjouit du conflit et de la compétition. Pour ceux qui se considèrent comme immuablement faibles et soumis à l’oppression d’une armée sans fin de prédateurs, cette perspective est un cauchemar. Rousseau a choisi de voir la société de leur point de vue, et sa vision de la liberté en découle. »

Mais Rousseau est foncièrement honnête dans sa démarche et il tire les conséquences de ses idées. Construire la société égalitaire qu’il imagine n’est possible que dans une société extrêmement « rustique » puisqu’elle nécessite l’abolition de tout profit et de tout surplus dans une société agrarienne de subsistance, sans commerce extérieur, sans arts si ce n’est l’art populaire du paysan qui joue du violon dans sa maison. Il ne voit autour de lui qu’un endroit où il imagine qu’on pourrait à la limite tenter de réaliser cette société : la Corse.

Une fois cette société créée, elle doit être statique, sans changement : l’assemblée du peuple ne fait pas de nouvelles lois, elle est là uniquement pour contrôler l’action du gouvernement et de ses magistrats. C’est une assemblée démocratique, mais qui n’est pas une démocratie participative, c’est-à-dire qu’elle n’a pas pour mission de participer ni à la création des lois, ni à leur exécution ou au fonctionnement de l’état, sa seule mission est la censure des magistrats. Et la société s’effondre et sombre dans la tyrannie si et seulement si cette assemblée cesse de jouer ce rôle, en particulier si le sens civique de ses citoyens lui fait défaut, qu’ils n’y assistent plus, qu’ils s’en désintéressent : la société libre et égalitaire meurt par abandon.

L’image que Rousseau donne du peuple est celui d’une masse toujours menacée de devenir victime des gouvernants et des riches. Il y a chez lui une haine de classe par anticipation. Mais à la différence de Marx, Rousseau pense que le salut, pour eux, passe par le rejet de la technologie et du développement. Rousseau explique les progrès de l’inégalité dans une prose extrêmement personnelle qui n’oublie jamais les sources viscérales de sa colère : l’attention aux pauvres, la pitié et la solidarité partagée des soumis entre eux, la mise à nue de l’oppression et de ses conséquences intimes.

Rousseau, écrit joliment Judith Shklar, est « le Homère des perdants ».

Bergson et la politique de l’intuition

Shklar considère à la suite de Bertrand Russell que Bergson était essentiellement un poète en prose plutôt qu’un philosophe à proprement parler. Mais elle ne s’arrête pas là et considère d’une part que c’était un choix méthodologique assumé de Bergson, et d’autre part que cette méthode a eu des conséquences importantes, et négatives, sur toute une frange de la philosophie politique, dont l’existentialisme.

La démarche de Bergson est profondément romantique : il considère la méthode scientifique comme émotionnellement inacceptable et lui substitue l’intuition, qu’il modèle sur la créativité artistique. Bergson n’est pas hostile à la science en tant que telle, mais il dénonce le scientisme, perçu comme une tentative illégitime détendre la méthode scientifique à la philosophie, à la psychologie ou aux sciences sociales.

La philosophie doit innover et développer une activité créatrice plutôt que de simplement expliquer : la posture de Bergson est profondément anti-intellectuelle et postule que la compréhension intuitive des choses est une participation quasiment mystique à la vérité.

Bergson s’oppose ainsi, par exemple, à certains aspects du darwinisme parce que l’homme y est compris comme créé et non comme créateur. Il s’oppose surtout aux tentatives d’étendre, chez Spencer par exemple, le darwinisme aux sciences sociales dans une version de l’histoire humaine purement déterministe résultant du combat pour la survie des individus et des sociétés. Mais Bergson pousse le rejet de ce déterminisme jusqu’à considérer que l’histoire, par exemple, ne doit pas réellement chercher explications et causalités, mais plutôt réinventer le monde dans une démarche quasi artistique.

La même logique est à l’œuvre pour ce qui concerne la liberté individuelle : considérant tout lien de causalité comme une pente inévitable vers une loi de causalité et donc un déterminisme inacceptable, Bergson considère d’une certaine façon que l’originalité et une impulsion créative non rationnelle sont les marques réelles de la liberté.

Bergson ne produit pas de texte directement politique avant la fin des années 1920, mais son mode de raisonnement, privilégiant l’action créatrice et les métaphores, permet une vaste gamme d’interprétations et d’adaptations. C’est le cas au début du 20e siècle dans une ambiance de déception post-dreyfusarde et de rejet du scientisme et du matérialisme, où Sorel peut s’appuyer sur Bergson pour privilégier l’action violente dans le monde social, et Péguy faire de même pour se tourner vers un nouveau christianisme.

Dans les deux cas, les notions de ferveur et d’enthousiasme tirées de Bergson sont au premier plan : on ne cherche pas une explication, mais une réponse mystique.

Les pensĂ©es sociales romantiques, comme celles de PĂ©guy et Sorel, sont en gĂ©nĂ©ral antidĂ©mocratiques et Ă©litistes, du fait de leur insistance sur la figure du gĂ©nie crĂ©ateur, qu’il soit individuel ou collectif (une race, une classe, une nation, etc.). Mais Bergson lui-mĂŞme est toujours restĂ© un dĂ©mocrate, sans doute parce que sa philosophie Ă©tait essentiellement nĂ©gative, contre la science et le rationalisme, et que les alternatives qu’il a promues, la crĂ©ativitĂ© en particulier, Ă©taient des concepts trop flous pour ĂŞtre politiquement exploitables. Sauf Ă  les considĂ©rer comme des coquilles vides que d’autres que lui ont pu utiliser pour y verser autre chose, comme Sorel ou PĂ©guy. Et Shklar de conclure :

« Trop souvent la demande d’intuition n’est rien d’autre qu’un désir de se laisser aller à une explosion émotionnelle ou à un activisme dénué de sens. »