Deux essais de Judith Shklar, Obligation, Loyalty, Exile (1993) et The Bonds of Exile (1993), dans Political Thought and Political Thinkers (1998)

Le thème de l’exil intéressait particulièrement Shklar à la fin de sa vie : ces deux textes ont été écrits juste avant sa mort en septembre 1992 et publiés l’année suivante. Le fait qu’elle ait été elle-même exilée enfant la sensibilisit sans doute au sujet et à ses liens à la théorie politique. L’exilé est un cas extrême qui, dans son rapport à la communauté, peut servir de loupe pour observer les limites d’autres concepts, par exemple ceux d’obligation politique et de loyauté, dont Shklar note qu’ils sont souvent utilisés de façon interchangeable dans le langage courant, mais qu’il est important de les distinguer.

L’obligation est une conduite gouvernée par des règles, et l’obligation politique relève des demandes émises par un acteur public sous forme de lois ou de quasi-lois. Obéir à ces obligations est un choix rationnel, que la justification de cette rationalité soit une loi naturelle, la déontologie de la promesse ou un calcul utilitariste.

La loyauté est différente : elle est affective et émotionnelle plutôt que principalement rationnelle, et on peut être loyal (ou déloyal) à un groupe auquel on n’a pas le choix d’appartenir, l’ethnie par exemple. La loyauté engage tout notre être. Elle est aussi différente de la fidélité, qui se donne à un individu et peut se dénouer : après un divorce deux individus ne sont plus ni fidèles ni infidèles, alors que la loyauté peut certes se transformer en déloyauté, mais n’est pas une question qui peut cesser de se poser. Elle est différente encore de l’allégeance, qui est une promesse renforcée par un serment, et qui a en ce sens un arrière-fond religieux.

Ce qui est certain c’est que toutes ces notions génèrent des tensions, entre elles et internes : une loyauté contre une autre, par exemple, mais aussi et surtout entre obligations politiques d’un côté et fidélités personnelles et loyauté au groupe de l’autre.

Aujourd’hui, note Judith Shklar, le nationalisme est sans rival pour ce qui concerne les loyautés de groupe et entre naturellement en conflit avec les obligations politiques dans la mesure où tous les états ou presque, de nos jours, sont multiethniques. Ce conflit, au niveau individuel, est relativement rare : l’appartenance à la communauté nationale va le plus souvent de soi et n’est pas interrogée. Mais les circonstances peuvent forcer la question, et la trahison peut venir des deux côtés, y compris de l’état, qui peut trahir une catégorie de ses membres en les exilant, par exemple.

Un exilé est ainsi poussé à quitter son pays à son corps défendant, poussé par une force politique ou économique irrésistible. Il peut être exilé intérieur, aussi, s’il est totalement isolé de la communauté tout en restant sur place. Mais dans les deux cas, il est séparé d’une façon ou d’une autre du pays dont il est citoyen.

Shklar examine longuement la situation des exilés antiques et le mécanisme de l’ostracisme, en particulier dans le second texte, The Bonds of Exile (Les liens de l’exil).

Elle s’attarde sur le cas de Themistocles, ostracisé en 471 av. J.-C.. L’ostracisme est une procédure intéressante : celui qui est ainsi exilé n’est pas condamné et n’a commis aucune faute ; ça n’est pas une procédure judiciaire, mais un geste purement politique. Comme le note Plutarque, « les Athéniens le frappèrent d’ostracisme : c’était leur habitude avec tous les hommes dont la puissance leur pesait et qui dépassaient, à leur avis, la mesure d’une égalité démocratique. Car l’ostracisme n’était donc pas un châtiment ». Ce qui intéresse Shklar, c’est l’attitude de Thémistocle une fois exilé, et les réactions de Thucidyde et Plutarque à sa situation. Thémistocle exilé se met au service de son ancien ennemi, et celui d’Athènes, le roi perse Artaxerxès. Le raisonnement, pour Shklar, semble le suivant : Athènes ayant de son propre chef rompu le lien d’obligation politique avec Themistocles, celui-ci n’a plus en retour d’obligation à l’égard de la cité ; il est libre de prendre d’autres engagements. Thucidide approuve, Plutarque réprouve, en particulier parce qu’il estime que Themistocles aurait dû conserver une loyauté, c’est-à-dire un lien sentimental et non politique à l’égard d’Athènes.

Le cas de Coriolianus est quasiment inverse : le général Romain, membre du parti aristocratique, exilé lui aussi, passe lui aussi à l’ennemi et, près d’abattre Rome, ne fait preuve de mansuétude qu’à l’appel de sa mère. Son action en faveur de Rome est donc entièrement due à une fidélité personnelle, elle n’est liée à aucune obligation politique. Ce qui est finalement assez cohérent avec ses positions aristocratiques.

Dans les deux cas, ce qui prime dans la mécanique de l’exil, c’est d’utiliser une procédure politique de rupture des obligations et d’expulsion pour régler un conflit interne qui fait courir à la cité un risque de guerre civile. Mais ce que note Shklar c’est que cette justification antique de l’ostracisme n’existe plus dans l’exil moderne : on écarte aujourd’hui plutôt des garanties légales données au sein d’un système légal en arguant d’une nécessité extrême qui ne se justifie quasiment jamais. C’est une trahison de la confiance qu’on est en droit d’avoir en la loi, qui du coup libère l’exilé de ses obligations à l’égard du pays qui l’expulse. La légalité est au cœur de la légitimité des états modernes, et en conséquence ce n’est plus la question de la guerre civile, mais celle des droits (de l’exilé) qui prime.

Shklar utilise quelques exemples modernes, de Dreyfus aux Japonais-américains internés en 1941 en passant par Willy Brandt ou aux Juifs allemands, pour évaluer la question de la loyauté résiduelle des exilés à l’égard de leur pays d’origine, et note à la fois qu’en pratique elle semble proportionnée à l’ampleur de la trahison dont ils sont victimes, et qu’elle est sans importance pratique : la plus plupart des exilés n’ont aucune perspective de retour et ils ont surtout besoin d’un endroit où aller.

L’accueil des réfugiés et exilés dans les pays d’accueil est lié cette question de la différence entre obligation et loyauté. Dans les pays où ils peuvent devenir citoyens (par exemple historiquement aux USA ou au Canada), les exilés peuvent parfaitement s’intégrer à la société qui les accueille et forger de nouvelles obligations politiques. Par contre dans les cas où on attend d’eux, en amont, d’appartenir à un groupe ou une culture, leur intégration devient progressivement plus difficile : les loyautés ethniques et nationales préalables limitent la capacité à forger des obligations politiques. Ce que montre la figure de l’exilé, c’est qu’une obligation politique, une fois acceptée, n’est abandonnée que face à l’injustice. En ce sens, l’injustice est corrosive des obligations politiques, et parfois également des loyautés.


illustration: Ostraka pour l’ostracisme de Themistocle