Hommes et citoyens est un livre de Judith Shklar sur la théorie sociale de Rousseau, initialement paru en 1969.
Deux voyages en utopie
Le Jean-Jacques Rousseau de Shklar n’est pas vraiment un philosophe, encore moins un philosophe systématique, mais un psychologue et un critique social dont la force réside dans sa sincérité et sa volonté de dénoncer la civilisation dans son ensemble. C’est le “dernier des utopistes classiques”, une tradition dont le but n’est pas de proposer des réformes pratiques, mais d’utiliser des modèles idéaux comme armes de jugement moral contre la société existante.
L’argument central de Shklar est que Rousseau utilise non pas un, mais deux modèles utopiques distincts et opposés, non pas par contradiction, mais comme deux outils critiques de la condition humaine moderne. L’originalité de Rousseau ici, c’est son pessimisme : il faudrait choisir entre ces deux modèles, mais le choix est impossible et cette contradiction éclaire les maux psychiques de la civilisation moderne.
Le modèle de la Cité spartiate (les citoyens) est une collectivité absorbante où l’individu (le “moi humain”) est entièrement soumis au bien commun (le “moi commun”). L’objectif est ici de “dénaturer” l’homme pour en faire un citoyen vertueux par l’éducation publique et l’autodiscipline, mais aussi par la destruction des liens familiaux et la répression des sentiments personnels.
Le modèle de L’Âge d’or (les hommes) est construit autour d’une vie familiale isolée et rurale, un foyer qui n’est pas même un clan, mais uniquement la famille nucléaire, un foyer autosuffisant, un espace d’expression de soi sans contrainte et d’affection authentique, libre de l’amour-propre compétitif qui caractérise les sociétés plus complexes. Les inégalités internes à la famille (le rôle du père, celui de la femme) sont réelles, mais ne posent pas de difficultés puisqu’elles sont “naturelles” et ne sont pas psychologiquement vécues comme des inégalités. Il s’agit néanmoins pour Rousseau d’un modèle intrinsèquement instable et psychologiquement insoutenable, car les individus ne peuvent échapper aux conflits internes créés par la vie sociale, qui finit toujours par s’insinuer dans la vie familiale.
Shklar montre que ces deux utopies sont des instruments critiques dirigés contre deux maux principaux : l’inégalité et le changement. Les deux modèles sont des tentatives d’arrêter le cours de l’histoire, que Rousseau considère comme une progression inévitable vers la corruption et la misère. La complexité sociale, la division du travail et le changement sont des facteurs de pression psychologique sur l’homme.
Shklar considère que le but de Rousseau n’est pas de fournir un programme d’action et encore moins de révolution, mais de forcer le lecteur à porter un jugement moral sur la société. Le choix entre les deux modèles est tragique car chaque option implique une perte significative (le soi privé ou le soi public) et finalement l’exercice vise d’abord à provoquer une prise de conscience de l’échec de la civilisation.
La psychologie morale
Judith Shklar consacre ce chapitre à la psychologie morale de Rousseau, qu’elle considère comme une clé pour comprendre comment l’humanité a choisi la voie de la civilisation, une condition où “ni le devoir ni la félicité ne sont possibles”. Pour répondre à cette question, Rousseau ne propose pas une histoire factuelle, mais une exploration de “l’histoire du cœur humain” qui constitue la “généalogie des vices”. Shklar souligne que cette méthode est une “biographie morale et psychologique de l’homme en général”, menée par une introspection analogue à celle que Rousseau utilise pour ses propres Confessions. L’objectif est de délaisser la “vérité des faits” au profit de la “vérité morale”, en se concentrant sur les réponses et aspirations de l’âme face aux événements. Cette âme est celle de “Tout-homme”, telle que Rousseau l’a découverte en lui-même.
Le point de départ de cette biographie psychologique est la genèse du mal, qui s’enracine dans l’expérience humaine la plus primitive : le “sentiment d’impuissance” du nouveau-né est la “source de toutes nos misères et de notre méchanceté”. Le premier cri de l’enfant est un appel à l’aide, mais le second est déjà une tentative de “tyranniser” sa mère. Ainsi, “la dépendance et le désir de dominer naissent simultanément”.
Ce mécanisme psychologique mène à la formation d’un “moi artificiel” qui répond à des besoins imaginaires plutôt que réels, engendrant une dépendance envers les autres. Une éducation correcte, comme celle prodiguée par Julie ou le précepteur d’Émile, enseigne à l’enfant à “limiter ses désirs à la mesure de ses forces” en se soumettant à la loi de la nécessité, ce qui est la seule voie vers une véritable indépendance.
La tyrannie est donc une pathologie de la faiblesse : “le tyran n’est qu’un enfant gâté, faible précisément parce qu’il dépend des autres hommes pour satisfaire ses désirs”.
À l’échelle sociale, ce processus aboutit aux “deux réalités les plus fondamentales et les plus envahissantes de la vie civilisée : l’inégalité et l’oppression”. Le cadre théorique qui sous-tend cette analyse est, selon Shklar, une adaptation singulière de la psychologie sensualiste de Locke. Rousseau est profondément redevable à cette théorie, mais quand Locke considérait la psychologie de la connaissance comme libératrice, Rousseau en fait une psychologie du sentiment et de la souffrance et considère qu’elle révèle que l’homme est un “être passif, jouet des circonstances extérieures, faible, sans défense, impuissant et dépendant”.
Rousseau, comme Locke, admet l’existence de potentialités latentes (la pitié, la perfectibilité) qui ne sont qu’éveillées par l’expérience. Il y ajoute la conscience comme un “instinct” qui nous fait ressentir le juste et l’injuste à la manière d’une sensation de plaisir ou de douleur.
Shklar prend ici beaucoup de temps, un temps nécessaire, pour montrer cette psychologie morale à l’œuvre dans l’Émile, qui est le récit de l’éducation d’un enfant préservé de cette chute, et dans les Confessions, qui sont une “attaque pour la sincérité” où Rousseau offre son âme à nu comme “tableau véritable” qui permet au lecteur d’atteindre la connaissance de soi dans un monde où chacun se dissimule.
À l’opposé de Locke, qui pensait que l’homme pouvait gouverner ses passions par la raison, Rousseau était convaincu de la faiblesse morale de l’homme : quand Locke imagine un individualisme des forts, Rousseau perçoit un individualisme des faibles.
L’empire de l’opinion
Dans ce chapitre, Judith Shklar explore chez Rousseau le concept central de l’opinion, force dominante de la vie sociale, plus puissante que les lois ou le plaisir, qui dépasse la sensation immédiate et naît dès que l’homme prend conscience de ce qui existe en dehors de lui. La corruption dont elle est la source naît avec l’amour-propre, lorsque les hommes, vivant sous le regard les uns des autres, commencent à se voir à travers les yeux d’autrui : c’est à ce moment que l’homme “vit en dehors de lui-même” et que la liberté naturelle prend fin.
Ce mécanisme psychologique de l’amour-propre et de la corruption est politiquement exploité par les riches et les puissants, qui créent et diffusent systématiquement les préjugés pour maintenir leur pouvoir, servis en cela par les “marchands de préjugés” : le clergé et les gens de lettres, qui sont au service des puissants. La masse elle-même se laisse tromper par ambition et par faiblesse, les yeux fixés sur les échelons supérieurs de la société plutôt que sur sa propre misère.
Rousseau, à travers le personnage de Wolmar dans La Nouvelle Héloïse en particulier, soutient que ce n’est pas l’intérêt qui est le moteur principal de l’homme, mais l’amour-propre, cette moitié de nous-mêmes acquise en société qui est à la fois l’origine et le support de l’inégalité. Là où Helvétius en particulier se concentre sur l’espoir d’égalité, Rousseau est obsédé par la douleur de l’inégalité, une expérience que ses contemporains fortunés ne connaissent pas.
Shklar détaille ensuite comment Rousseau applique sa théorie de l’opinion à d’autres domaines de l’expérience humaine. La famille, par exemple. Rousseau considère que le mariage est une institution hautement artificielle, soumise au conflit entre la passion naturelle et les devoirs sociaux imposés par l’opinion. Shklar utilise le personnage du Baron d’Etange, le père de Julie dans La Nouvelle Héloïse, comme un cas d’étude : c’est un homme bon et aimant, mais ses préjugés de classe (son amour-propre de noble) l’emportent sur ses affections et même sur son intérêt, le conduisant à rendre tout son entourage malheureux.
Shklar identifie une évolution sur ce point dans les dernières années de Rousseau : l’opinion devient moins le fruit d’un chaos de groupes, que d’une conspiration organisée par deux factions dominantes, la cour et les philosophes.
Ces derniers, rongés par l’amour-propre et l’ambition, sont de simples “valets” des riches qui tissent des “guirlandes de fleurs pour couvrir les chaînes de fer”. Leur athéisme en particulier sert les puissants en les libérant des dernières contraintes et obligations de la religion.
Shklar conclut sur ce sujet en montrant que Rousseau construit sa propre position de critique depuis le bas de la pyramide sociale. En se proclamant “homme du peuple”, il s’attribue une autorité morale unique. Sa condition de victime de l’oppression devient la source de sa clairvoyance. Il plane ainsi entre impuissance et toute-puissance : impuissant comme le peuple, mais supérieur aux puissants car il n’est pas dupe de leurs illusions. C’est cette posture, forgée par l’expérience et la conviction, qui lui permet de mener sa critique radicale de l’empire de l’opinion.
Figures de l’autorité
Face à l’auto-asservissement spontané de l’humanité, Rousseau ne voit qu’une seule issue possible : l’intervention d’une force extérieure sous la forme d’une figure d’autorité exceptionnelle. Puisque les ressources intérieures de l’homme sont trop limitées pour qu’il puisse se sauver lui-même, il a besoin d’un maître, d’un “grand homme” doté d’une intelligence et d’une force morale extraordinaires, capable de restructurer son environnement pour le contraindre à changer de cap. Ces figures, comme le Grand Législateur, le précepteur d’Émile ou M. de Wolmar, ne sont pas de simples artifices utopiques ; elles incarnent une forme de pouvoir psychologique qui fascinait profondément Rousseau.
Sur le plan philosophique, Rousseau oppose radicalement l’autorité réelle, exercée par des maîtres cruels et incompétents qui ne font que maintenir un ordre destructeur, à une autorité idéale et bienfaisante, qui n’est pas fondée sur la force mais sur une supériorité morale qui inspire l’amour et le désir d’approbation.
M. de Wolmar, “chirurgien de l’âme”, est un “dieu humain”, omnicompétent, qui guérit les maux psychologiques de ceux qui l’entourent. Sa méthode consiste à manipuler les situations et à restructurer l’environnement pour forcer les individus à faire face à la réalité et à se retrouver eux-mêmes. Mais Shklar souligne que même son pouvoir est limité : il ne peut que pallier les effets de la civilisation, pas les effacer.
Le Grand Législateur est l’équivalent politique de Wolmar, un “homme-dieu” qui doit accomplir une tâche surhumaine : “changer la nature humaine” et “mutiler” l’individu pour le transformer en citoyen. Il n’utilise ni la force ni la raison, mais des illusions, des symboles et une mise en scène pour toucher le cœur des hommes et créer une volonté collective. Shklar conclut ici néanmoins et à nouveau que pour Rousseau, même cette autorité idéale est vouée à l’échec : le “moi humain”, l’individualité naturelle, est indestructible et finira toujours par saper l’identité civique artificielle qui lui a été imposée.
En définitive, l’autorité est nécessaire parce que les hommes sont libres et donc capables de s’autodétruire. Face à cette impasse, conclut Shklar, l’utopie n’est pas chez Rousseau un programme, mais une nécessité morale : elle seule peut maintenir vivante la conscience des possibilités humaines et servir d’étalon pour juger et condamner notre monde corrompu.
Une nation, indivisible
Ce chapitre est consacré à la psychologie politique de Rousseau, qui applique sa vision de l’individu à la sphère collective. Shklar commence en établissant un parallèle entre l’“éducation négative” reçue par Émile et la “politique préventive” du Grand Législateur appliquée au “peuple”, dont Rousseau parle comme s’il s’agissait d’un seul individu, l’homme “en général”. Ce transfert du psychologique au politique est rendu possible par l’usage de métaphores personnifiantes (le souverain, la volonté générale, le corps politique), qui deviennent des outils pour analyser les conditions d’une société juste. Shklar soutient que la radicalité de Rousseau s’exprime dans sa redéfinition systématique de ces métaphores politiques traditionnelles pour servir sa critique. En particulier la “souveraineté”, traditionnel attribut du monarque absolu, est transférée au peuple pour créer une “anti-monarchie” qui anéantit la relation traditionnelle entre gouvernants et gouvernés. La “volonté générale”, loin de la bienveillance universelle de Diderot est enracinée chez Rousseau dans l’intérêt personnel partagé par tous les citoyens, qui est de “tendre à l’égalité” et de la préserver. Elle est donc exclusive et xénophobe, non cosmopolite.
La mise en place de ces conditions requiert l’intervention du Législateur, car le peuple ne peut acquérir seul un “caractère” national. Le Législateur de Rousseau doit s’appuyer en particulier isoler le peuple des autres nations pour forger une fierté civique et éviter la corruption; le patriotisme, qui implique la xénophobie, est une ressource psychologique qui remplace l’amour-propre destructeur par une fierté et une estime de soi collectives.
Shklar considère la volonté générale comme la métaphore la plus réussie de Rousseau, unissant sa psychologie et sa politique. Il ne s’agit pas d’un simple consentement, mais de la transposition de la volonté morale individuelle à la sphère publique. C’est une faculté régulatrice et défensive dont l’unique objectif est de lutter contre l’inégalité. Elle est “générale” parce qu’elle exprime l’intérêt commun de “l’homme en général” contre les volontés particulières des groupes en quête de privilèges. Cette volonté doit s’exprimer par des lois impersonnelles et universelles, car même une mauvaise loi est préférable à un bon maître, puisqu’elle évite l’humiliation de la domination personnelle. Le bonheur qui en résulte est modeste : un “état négatif, mesuré par le peu de maux”.
Le paragraphe final de ce chapitre, le dernier du livre, vaut la peine d’être cité intégralement :
“Le monde tel qu’il est exige résignation et prudence, ainsi qu’une conscience attentive qui nous préserve de nuire à ceux qui nous entourent. Il n’offre aucune occasion de bonheur ni de vertu civique. Néanmoins, Rousseau se sentait tenu d’aller plus loin : dire la vérité, tant sur “l’histoire du cœur humain” que sur le monde que les hommes avaient façonné. Lorsqu’il invitait ses lecteurs à choisir entre l’homme et le citoyen, il les forçait à affronter les réalités morales de la vie sociale. En réalité, il leur était demandé non pas de choisir, mais de reconnaître que le choix était impossible, qu’ils n’étaient et ne deviendraient jamais ni hommes ni citoyens.”
Plusieurs choses sont remarquables dans cet ouvrage, et typiques de Judith Shklar. Elle ne se préoccupe de la généalogie de l’oeuvre que pour autant que les sources sont directement liées au texte de Rousseau lui-même : Locke, que Rousseau assume comme influence même quand il s’en écarte, mais pas la littérature ou la philosophie du temps. Elle ne se préoccupe pas de l’influence de l’oeuvre sur son temps et les temps qui suivirent. Elle ne se préoccupe de Rousseau lui-même que pour autant que sa vie est pertinente pour l’oeuvre, ce qui, dans le cas de Rousseau, est fondamental. Autrement dit : elle prend en compte ce qui doit l’être sans jamais encombrer ce qui doit par nécessité rester central, c’est-à -dire la lecture du texte.
Judith Shklar est une lectrice attentive, mais aussi généreuse : les contradictions de l’oeuvre ne sont jamais l’occasion de prendre l’auteur en défaut, mais de voir comme à travers une loupe ce qui fait le coeur de la pensée, derrière telle ou telle position particulière.
Ce livre, qui a bientôt soixante ans, est raffraichissant et stimulant, il montre un Rousseau psychologue de l’âme humaine, défendeur des malheureux c’est-à -dire de l’humanité toute entière, un Rousseau qui décape à l’acide de son pessimisme, si inhabituel pour le 18e siècle, le vernis de la société.
Je poursuis ainsi mes lentes lectures des ouvrages de Shklar, quand j’en ai le temps. Prochaine lecture probablement en 2026, et probablement son livre le plus connu : Ordinary Vices. Un livre cité dans la série The Good Place, c’est dire…