Ce site est un projet littéraire, mais c’est aussi un projet d’artisanat moderne.

Dans le premier billet de cette Cuisine, j’évoquais William Caxton et l’imprimerie et j’écrivais que je voulais être “tout à la fois auteur, éditeur, diffuseur, imprimeur et jouer avec le web, le texte, la diffusion d’un texte littéraire, la relation entre auteur et lecteur, la relation du texte à la technique, etc.”

Je cherche à tout faire, comme un artisan, sans nier la modernité : je ne suis pas intéressé à coudre des cahiers à la main pour faire une reliure japonaise. Donc, outre la mise en ligne sur ce site, je souhaite aussi utiliser un logiciel professionnel pour faire une maquette papier, passer par un imprimeur, gérer du paiement en ligne, expédier un objet à votre porte (si vous êtes à Paris, la livraison pourra se faire en main propre). Et que chaque étape, si elle est à toute petite échelle, soit néanmoins du travail bien fait.

Parlons aujourd’hui de l’édition papier limitée.

La maquette est conçue avec Affinity Publisher, un logiciel de PAO assez remarquable, qui coûte une fraction du coût d’Adobe InDesign et lui est équivalent en terme de fonctionnalités. Après quelques tatonnements, j’ai choisi un format A4 sur lequel les textes sont imprimés en deux colonnes, en clin d’œil à la revue Le Serpent à Plumes qui est une source d’inspiration de ce projet et qui avait aussi ce format. Tout est définissable dans Publisher, depuis les guides qui suivent les lignes d’une colonne à l’autre, la fluidité du texte, les polices bien sûr (j’ai choisi Adobe Caslon Pro), les calculs de césure, etc. Tout étant possible, on est vite tenté d’en faire trop. J’ai voulu garder une maquette simple, propre, classique, dont l’originalité tient seulement au format général : des feuilles volantes A4 imprimées sur deux colonnes.

Fabriquer - copie d’écran

Une fois la maquette achevée, j’ai fait faire un tirage d’essai en discutant avec un imprimeur de mes connaissances (👋 Dominique), sur un beau papier bien épais : offset printspeed 170g. Poser le texte à plat sur la table devant soi, tourner la page, regarder l’illustration de Stéphanie Bouvier (👋 Stéphanie), voir la qualité de l’encre noire et, malgré la densité du texte, sa lisibilité : c’est une expérience esthétiquement satisfaisante.

Je travaille maintenant sur le conditionnement. Je songe à glisser chacune des 12 nouvelles dans une enveloppe de papier cristal, qui sont utilisées en particulier par les philatélistes. J’en aime le bruit quand on les manipule, et leur aspect translucide.

L’ensemble sera rangé dans une boite du même format.

Un bel objet. Je pense en faire 50 exemplaires, pas plus. Faites-moi signe si vous voulez en réserver un.

Jack London. Faire un feu [Nouvelle].

Il existe deux versions de cette nouvelle : 1902 et 1908. Les différences entre les deux sont importantes, et je parle ici de la version de 1908. C’est une nouvelle naturaliste qui suit un homme et son chien alors qu’ils marchent à travers les forêts glaciales le long du fleuve Yukon, au Canada, pour rejoindre des amis qui ont fait un campement à quelques kilomètres. Il fait extrêmement froid, et on déconseille à l’homme de partir à l’aventure. Il ne tient pas compte de cet avertissement et se met en route. Au milieu de son parcours, il passe au travers de la glace et se retrouve avec les jambes mouillées. Il sort rapidement de l’eau, mais doit absolument se sécher s’il ne veut pas que ses pieds et ses mains trempés ne gèlent. Il fait un feu. Qui s’éteind accidentellement. Tremblant et ne sentant plus ses doits, il épuise ses allumettes. Il ne parvient pas à faire un feu. Il meurt finalement (dans la version de 1908) et le chien poursuit seul son chemin vers le campement ami.

Le thème de l’homme contre la nature est évidemment important, mais pour moi cette nouvelle est surtout une illustration magistrale du thème de l’arrogance. Je ne peux m’empêcher de penser, quand je lis ce texte, à la remarque de Karl Kraus : l’homme, dit-il, en substance, a conquis le pole nord, c’est une action militaire, une violence stupide faite au monde. Conquérir le Yukon est le fait de soldats orgueilleux et stupides, comme cet homme anonyme qui meurt pour avoir surestimé ses capacités et sous estimé la difficulté de l’entreprise. Et pourtant, le Yukon est effectivement conquis par des imbéciles dans son genre.

C’est une nouvelle sur l’hybris de l’humanité.

🍹 Histoire : Da Costa 1654 [rhum]

Il est difficile de parler de l’origine du rhum sans parler des Juifs Néerlandais d’origine portugaise du milieu du 17e siècle. Comme Baruch Spinoza, qui n’a malheureusement rien à voir avec le rhum. Réfugiés aux Pays-Bas à la fin du 15e siècle, les Juifs d’origine portugaise s’insèrent dans la vie économique locale. Or les Néerlandais sont, aux XVe et XVIe siècle, à la pointe de la production d’alcools, considérés aussi comme des médicaments, infusés d’herbes diverses. Pensez, en France, à la Chartreuse, dont la recette originale date aussi de la première moitié du 17e. Aux Pays-Bas, l’alcool équivalent est fait avec des baies de genièvres et deviendra le gin. Pour réaliser ce proto-gin, les Néerlandais perfectionnent alambics et techniques de distillation.

En 1630 la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales décide de prendre possession de la région brésilienne de Pernambouc, propriété Espagnole et principale région de production sucrière du commerce atlantique d’alors. La communauté juive néerlandaise participe à l’exploitation du sucre dans la nouvelle colonie : il y a une synagogue à Recife dès 1636. Mais la main mise des Néerlandais sur la région est fragile et dès le début des années 1640 ils cèdent progressivement du terrain aux Portugais (désormais indépendants de l’Espagne), jusqu’à devoir quitter entièrement la région en 1654.

On fait déjà avant 1654 de l’alcool à base de canne à sucre dans les Antilles, par fermentation pour produire une sorte de bière, et il y a quelques signes dans les documents d’époque d’un début d’activité de distillation. Les textes anglophones parlent de Kill-Divil que les Français transforment en Guildive, les textes francophones parlent aussi d’eau-de-vie de canne. Ce vocabulaire encore instable est le signe d’une réalité elle-même nouvelle et incertaine. Le terme Rum viendra finalement de Rumbullion, un mot du Devonshire signifiant “un grand tumulte”, qui peut avoir été adopté par certains des colons originaires de cette région et installés à la Barbade. Bref, il se fait à la fin des années 1640, ici et là, une eau de vie de canne artisanale, probablement en petites quantités. Mais ce n’est pas encore une authentique production de rhum.

Quand la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales est expulsée du Brésil, elle cherche à réorienter son activité : elle propose le service de ses bateaux aux colons Anglais et Français des Antilles, dont la production sucrière commence à prendre de l’ampleur mais qui ne bénéficient pas de capacités de transport suffisantes. Par ailleurs plusieurs groupes de Juifs néerlandais expulsés du Pernambouc s’installent, en petit nombre, à la Barbade, à la Martinique et à la Guadeloupe. Ils y apportent les innovations techniques auxquelles ils ont travaillé au Brésil en matière de traitement de la canne, de production sucrière, et de distillerie.

En Martinique en 1654, le gouverneur Du Parquet autorise ainsi 250 juifs néerlandais à s’installer. La famille Da Costa d’Andrade, en particulier, joue un rôle important. Elle plante, par exemple, le premier plan de cacao de l’île, ayant emprunté plante et recette aux Indiens de l’Amazone. A la Barbade, ce sont aussi quelques familles juives venant du Brésil qui améliorent d’un coup la qualité du rhum produit sur place, et le traitement du sucre en général. C’est dans ces années 1650 et dans ces deux îles, Martinique et Barbade, qu’est réellement “inventé” le rhum.

Le Code Noir édicté par Louis XIV en 1685 inclut aussi une mesure d’expulsion des juifs : Benjamin da Costa d’Andrade et sa famille sont spoliés et expulsés de la Martinique, comme tout le reste de la communauté juive. Ils se réfugient sur l’île néerlandaise de Curaçao, où un autre marchand brésilien de Recife, Isaac Da Costa, s’était installé dans les années 1650. Benjamin da Costa est de retour en Europe, à Amsterdam, une dizaine d’années plus tard.

En résumé : le rhum est un cousin du gin par la branche juive néerlandaise et quelqu’un devrait, en hommage, créer une cuvée BDC 1654. CQFD.

🗑️ Pages de vieux journal

10 juin 1995. Rêve très désagréable cette nuit : les extrémités de mes doigts saignaient. Non que le sang en dégoutta, mais toutes les pointes en étaient râpées, comme si elles avaient été grattées contre un mur de crépis. Cet étrange rêve ne m’a pas quitté de la journée : j’ai flotté dans les rues, mon appartement, groggy du malaise qu’il avait laissé en moi.

24 juin 1995. Alors qu’il était en prison, Vaclav Havel écrivit nombre de lettres à sa femme. Dans l’une d’elles il insiste sur le fait que les circonstances, son enfermement, donnent aux événements une acuité toute particulière, et que, par exemple, fumer une cigarette, ou lire une heure peuvent lui procurer une joie aussi intense que des journées entières qui, à l’extérieur, dans des circonstances normales, seraient tout à fait riches en événements.

J’ai toujours été sensible à cette idée que le degré d’attention que nous portons aux choses, notre sensibilité aux petits riens de la vie quotidienne, au rituel du rasage, à la cigarette fumée tranquillement ou à l’heure de bonne lecture, fait beaucoup pour servir notre bonheur. Le bonheur serait ainsi en quelque façon dans l’attention qu’on lui porte quand il ne s’impose pas, quand il est discrètement enfoui sous la cendre.

📚 Livres lus

Judith Shklar. Ordinary Vices (1984). Six essais sur les vices ordinaires : la cruauté, l’hypocrisie, le snobisme, la trahison et la misanthropie. Ce livre est, pour moi, une révélation. Judith Shklar était professeur de philosophie à Harvard en même temps que Robert Nozick et John Rawls. Ce livre est un livre de théorie politique important, au moins autant que ceux de Rawls et Nozick. Mais je comprends pourquoi il a pu rester invisible : il est de facture littéraire plus que technique, n’est pas prétentieux dans sa facture, etc. Le contraire, honnêtement, des textes de Nozick et Rawls. L’argument de Shklar est simple mais profond : parmi ces vices, il faut être intransigeant à l’égard de la cruauté, et peut-être un peu plus tolérant à l’égard des autres vices. L’ouvrage a été traduit en Français en 1989 aux PUF. Il s’en trouve en tout et pour tout 10 exemplaires dans l’ensemble des bibliothèques de l’enseignement supérieur en France. Une honte. Mais j’utilise assez souvent le catalogue collectif de ces bibliothèques pour constater le provincialisme de la vie intellectuelle française. Je le dis à qui veut l’entendre : Paris is the new Vesoul. J’envisage de faire un t-shirt avec ce slogan : faites-moi signe si vous voulez en réserver un.

Si je trouve le temps pendant l’été, je ferais une vraie lecture / résumé / analyse de Ordinary Vices. Le mois passé a été bien occupé et le soir, en rentrant chez moi, j’ai la capacité de concentration d’un poisson tropical. Je n’ai pas eu le temps de lire aucun autre livre que celui-ci. Lu tout plein de choses sur mon téléphone, ceci étant.

🛒 Ajouté à ma liste

📖 Livres

  • George Mackay Brown. Simple Fire. Selected Short Stories. George Mackay Brown, décédé dans les années 1990, est une figure tutélaire de la littérature écossaise. Il a vécu presque toute sa vie dans les Orcades, le chapelet d’îles à la pointe nord du pays, un milieu maritime, rural et pauvre. Il est connu principalement pour sa poésie, mais a aussi régulièrement produit des récits et fictions courtes : cette sélection entre donc automatiquement dans mes listes. Je n’ai connaissance d’aucune traduction en Français d’aucune part de son œuvre. Si Publishing Scotland me paie, je m’y mets… faites leur savoir.
  • Sous la direction de Florent Brayard et Andreas Wirsching. Historiciser le mal, une édition critique de Mein Kampf, 2021. Traduction et adaptation de Hitler, Mein Kampf. Eine kritische Edition, sous la direction de Christian Hartmann, Thomas Vordermayer, Othmar Plöckinger et Roman Töppel (Munich, Institut für Zeitgeschichte, 2016). Les bénéfices de cette édition critique seront versés par Fayard à la Fondation Auschwitz‑Birkenau.
  • Pierre Loti. Journal. Volume II, 1879-1886. Edition établie, présentée et annotée par Alain Quella-Villéger et Bruno Vercier. Voyager au 19e siècle. Ecrire au 19e siècle. Pêcheur d’Islande, son “best seller”, paraît en 1886.

🎁 Autre

  • Overmont Hamac de Camping avec moustiquaire
  • Mallette à Outils, POPOMAN Caisse Outils, Complète Coffre à Outils en 102 Pièces avec Clés, Jeu de Tournevis de Precision, Marteau, Pince et Coffre a Outils, Idéal pour les Réparations Domiciliaires

🎧 Dans mes oreilles

  • Shanti Celeste. Tangerine. Premier album d’une jeune DJ anglaise. Mélodique sans être mièvre, éclectique sans être fourre-tout, vraiment intéressant.
  • Thruston Moore. Spirit Counsel. 3 morceaux pour 2 h 20 de musique instrumentale par le vétéran de Sonic Youth qui, à 62 ans, continue de chercher et de créer.
  • Kronos Quartet. Sunrise of the Planetary Dream Collector: Music of Terry Riley. J’aime le minimalisme : en art, en design, en musique…
  • Talkdemonic. Ruins. Un album de 2011 du duo constitué par Kevin O’Connor et Lisa Molinaro. C’est un mélange d’electronica et de folk, de longs morceaux entièrement instrumentaux avec loops, beatboxes et violon acoustique (L. Molinaro) dans une ambiance de cinéma (K. O’Connor fait par ailleurs des musiques de film). Dix ans avant la vogue de Bon Iver ou Sylvan Esso.