Une histoire commence souvent par une autre histoire. Je n’ai pas encore écrit une ligne, mais ça fait trois ans au moins que je suis poursuivi par l’idée de faire un texte à partir de l’histoire de Claudius Postumus Dardanus.

Le personnage est mal connu. D’origine modeste, il devient Préfet du prétoire des Gaules au début du Ve siècle. En 411 l’aristocrate gaulois Jovinus usurpe le titre d’Empereur pour contrer l’incapacité du pouvoir à ramener la sécurité en Gaule après l’invasion de 406. Il s’allie au roi des Wisigoths Athaulf, mais celui-ci le livre à Dardanus qui, installé à Narbonne, représente l’Empereur légitime Flavius Honorius sur place. Dardanus exécute Jovinus et envoie sa tête à la capitale, Ravenne.

L’histoire pourrait s’arrĂŞter lĂ , mais quelque temps plus tard, retirĂ© de la vie politique et en plein effondrement de l’empire, Dardanus vit une seconde vie. Il se convertit au Christianisme et entre en relations Ă©pistolaires avec Saint JĂ©rĂ´me et Saint Augustin. Mais Dardanus est un homme pratique. Il s’installe dans un domaine qu’il possède dans les Alpes, Ă  l’est de Sisteron, et il y fonde une communautĂ© chrĂ©tienne, qu’il dote de fortifications et baptise ThĂ©opolis (la « CitĂ© de Dieu », of course). On ne sait pas grand chose de ThĂ©opolis, qui Ă©tait sans doute Ă  mi-chemin du village fortifiĂ© et de la communautĂ© laĂŻque, avant mĂŞme que n’existe la tradition monastique en Occident. Il n’en reste rien, si ce n’est une inscription dans la roche en direction de Sisteron qui explique que Dardanus a fait Ă©largir et fortifier cette petite route de montagne.

Dardanus a tout du personnage de roman et d’abord : sa vie est un arc multiple, du milieu modeste au pouvoir, au mal associé au pouvoir, à la renaissance personnelle, à la lutte pour la survie et à la disparition complète de son monde. Je ne me sens pas capable d’écrire cette histoire sous forme d’un roman historique : mes connaissances en histoire antique ne sont pas suffisantes et je n’ai pas le temps nécessaire aux recherches que cela exigerait. Je ne veux pas non plus transposer cette histoire aujourd’hui, ce serait forcément l’aplatir un peu sous les rouleaux de notre quotidien. Je pense qu’il faut, du coup, la placer dans le futur, où tout est permis.

J’y pense depuis 3 ans, dans un dossier intitulé « Théopolis » où j’accumule des notes et des documents en vue de cette biographie imaginaire. J’ai ainsi produit une chronologie détaillée qui court des années 1940-1950, quand naissent les grands-parents du personnage, jusqu’à l’an 2190, qui serait le temps présent de la narration, bien après la disparition du domaine de Théopolis, fixée en 2100. La rébellion de Jovinus (411-413) est devenue « révolte de Florès » en 2071, etc.

Mes notes sont aussi pleines d’idées thématiques. Par exemple « les animaux doivent être montrés comme victimes de la catastrophe en même temps que les hommes ».

Je ne sais pas si j’écrirais jamais ce texte, mais j’aime, depuis trois ans, à vivre dans son monde parallèle, et c’est une grande partie du plaisir d’écrire, avant même de mettre aucun mot sur la page.

E.M. Forster. La machine s’arrĂŞte (1909) [nouvelle]

Forster est surtout connu pour ses romans, A Room with a View (1908), Howards End (1910), A Passage to India (1924), son exploration des thèmes de l’hypocrisie, des classes sociales, de la sexualitĂ©, et son style symboliste Ă©lĂ©gant et raffinĂ©. Je me souviens encore d’un passage d’E.M. Forster oĂą le narrateur, groggi de chaleur et de sensualitĂ©, poussĂ© dans une barque italienne, laisse mollement tomber son livre dans l’eau turquoise, dont les pages se tournent toutes seules dans la mer Ă  mesure qu’il sombre.

Cette nouvelle est tout Ă  fait autre chose.

Dans un monde futur, alors que la surface de la terre est rĂ©putĂ©e inhabitable, l’humanitĂ© a choisi de vivre selon les principes de la distanciation sociale : chacun loge dans une sorte de chambre ou de pod individuel et tout, de la nourriture Ă  la musique, aux visio-confĂ©rences, est fourni par la machine ou, dirait-on aujourd’hui, par le rĂ©seau. Une rĂ©alitĂ© que Kuno n’accepte pas : il insiste pour que sa mère lui rendre physiquement visite, et laisse entendre qu’il existe un monde en dehors de la machine. Proposition absurde que sa mère rejette Ă©videmment, jusqu’Ă  ce que la machine se dĂ©traque.

Un texte de science fiction qui fait forcément écho à nos temps de covid et de Facebook metaverse.

🍹 Rum Verschnit [rhum]

Si on veut faire du rhum Ă  partir de jus de canne, il faut installer sa distillerie Ă  proximitĂ© des cultures : la canne doit ĂŞtre broyĂ©e rapidement après la coupe, et le jus (vesou) mis Ă  fermenter sans attendre. La canne se cultive dans les zones tropicales et sub-tropicales, c’est-Ă -dire dans une zone qui, autour du globe, s’Ă©tend de l’Afrique du Nord Ă  l’Afrique du Sud : le continent tout entier est dans cette zone et, ponctuellement, on peut d’ailleurs y trouver du rhum. Par exemple le Sud Africain Mhoba produit Ă  partir de jus de canne un rhum qu’on peut acheter Ă  Paris.

On peut aussi faire du rhum partout dans le monde, de la Norvège Ă  la Nouvelle-ZĂ©lande, Ă  partir de mĂ©lasse qui, elle, se transporte sans difficultĂ©. C’est pour le coup une longue tradition, de la Nouvelle Angleterre Ă  l’Europe, qui remonte Ă  la fin du XVIIe siècle. Il faudrait que je cherche mais je ne connais aucune distillerie qui produise dans ces rĂ©gions du rhum sans discontinuĂ© depuis cette Ă©poque.

Enfin, on peut distiller du rhum… Ă  partir de rhum. Seconde distillation, mĂ©lange de plusieurs rhums, mĂ©lange de rhums et d’autres alcools, veillissement local en futs d’un rhum importĂ© : toutes les options sont possibles. Mais Ă  nouveau, si ces pratiques sont anciennes, il est rare qu’aucune distillerie ait beaucoup d’anciennetĂ© : la plupart du temps, il s’agit de recrĂ©ations rĂ©centes de pratiques historiques. Le rhum bĂ©nĂ©ficie de ce point de vue, comme la bière, de la mode rĂ©cente du craft. A quelques endroits nĂ©anmoins, cela se pratique sans rupture depuis très longtemps.

Flensburg est une petite ville Ă  la frontière de l’Allemagne et du Danemark. La ville Ă©tait danoise au XVIIIe siècle, et un port de commerce important, qui importait du sucre des colonies danoises de la CaraĂŻbe : Sainte-Croix, Saint-Thomas et Saint-Jean. Trois Ă®les qui forment aujourd’hui les Iles Vierges amĂ©ricaines. Le sucre Ă©tait raffinĂ© et distillĂ© localement : il y a eu Ă  Flensburg et dans sa rĂ©gion jusqu’Ă  200 distilleries.

En 1864, après la seconde guerre de Schleswig, la ville devient Allemande (Prussienne). L’accès des marchands locaux au sucre et au rhum des colonies danoises est coupĂ©. Et par ailleurs la Prusse de 1864 taxe lourdement les imports d’alcool. Mais cette taxe s’applique Ă  la quantitĂ© importĂ©e sans prendre en compte le degrĂ©. Nos amis capitalistes de Flensburg font alors ce que tous les capitalistes font de tout temps : ils s’adaptent. Ils cherchent une autre source pour leur rhum et se tournent vers la JamaĂŻque. Ce qui tombe Ă  pic, puisqu’Ă  l’Ă©poque les producteurs jamaĂŻcains, qui servent dĂ©jĂ  le marchĂ© Allemand, font des choix particuliers qui dĂ©finissent, aujourd’hui encore, le style jamaĂŻcain : des rhums aux degrĂ©s plus Ă©levĂ©s, aux parfums plus marquĂ©s (ce que les amateurs appellent aujourd’hui le funk des rhums jamaĂŻcains, un goĂ»t de banane mĂ»re, de mangue dans un sous-bois, ce genre de choses…). Flensburg va donc importer un alcool jamaĂŻcain très fort et parfumĂ©, et inventer de toute pièce un nouveau produit : le Rum Verschnit (“mĂ©langĂ©”). C’est un rhum coupĂ© Ă  l’eau et mĂ©langĂ© avec un autre alcool, neutre en goĂ»t et en odeur, puis mis Ă  vieillir dans des fĂ»ts localement : Ă  la fin du processus, il reste 5% de rhum dans la bouteille.

Il reste aujourd’hui deux marques actives Ă  Flensburg qui produisent du Rum Verschnit sans interruption depuis le milieu du 19e siècle. Rumhaus Johannsen est installĂ© dans la mĂŞme maison Ă  colombages depuis 1878, sur MarienstraĂźe, dans la vieille ville, vous pouvez y acheter du rhum et il y a une sorte de cafĂ©-restaurant associĂ© Ă  l’Ă©tablissement, si j’en crois Google Maps. Rum Braasch, l’autre marque, a sur Rote StraĂźe son propre petit musĂ©e du rhum, un cafĂ©, une boutique.

Je n’ai jamais eu l’occasion de goĂ»ter ni l’un ni l’autre : ce ne sont pas, a priori, des produits de très grande qualitĂ©, mais c’est une curiositĂ© qui montre Ă  la fois la longĂ©vitĂ© de la tradition de production de rhum en Europe mĂŞme, et le poids des structures sur la culture, au sens large du terme. Le Danemark a aussi Ă©tĂ© un Ă©tat colonial dans les Antilles, le commerce transatlantique a eu un impact très important sur une petite ville portuaire du nord de l’Allemagne comme Flensburg, le système fiscal d’un pays est une contrainte aussi importante que la gĂ©ographie et le mouvement des frontières. Et de tout ça sort, nĂ©anmoins, une authentique culture locale : la tradition, vieille de 150 ans maintenant, du Rum Verschnit dans la rĂ©gion de Flensburg.

🗑️ Pages de vieux journal

4 octobre 1995. La seconde lettre de Renan à Strauss a quelque chose de réellement émouvant. On y sent, quand il mentionne le pillage de sa maison de Sèvres par exemple, un homme blessé, désabusé, seul face à un monde qui foule aux pieds ses idées de tolérance et de modération, aussi conservatrices ou bourgeoises soient-elles.

5 octobre 1995. Pour comprendre le nationalisme, il faut partir de la définition renanienne de la nation : elle ne relève de la libre décision des individus que lorsqu’elle est mise en cause (là, et là seulement, il est besoin d’un « plébiscite de chaque jour »). En dehors de ces cas exceptionnels, la nation de Renan est essentiellement dans le partage d’un héritage commun, fondé sur l’oubli de l’histoire (ce qui rapproche Renan de Nietzsche), i.e. un oubli des guerres civiles : « tout citoyen doit avoir oublié la Saint Barthélémy ». Renan en conclut, à mon sens à tort, que « le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger ». Il me semble pourtant que la nation confie à un groupe précisément délimité de personnes, les historiens (et l’existence des historiens comme corps universitaire, en France ou en Allemagne, est indissociable du renforcement du sentiment national), tout à la fois la tâche évidente d’étudier l’héritage commun, dûment reconnu comme tel, mais aussi celle d’écrire pour oublier la Saint Barthélémy, de la même façon que Kant put écrire dans son agenda, à propos de son vieux majordome qu’il avait dû congédier : « je dois oublier jusqu’au nom même de Lampe ». Noter pour se souvenir d’oublier… L’historien français est celui qui dispense la nation de se souvenir de la Saint Barthélémy tout en l’aidant à partager le souvenir de la fête de la Fédération.

Mardi 7 novembre 1995. Fernande Morin, née Guénard (1911 – 1995)

Nov. 21st, 1995. I like: “to kick a problem into never never land”.

Alix Cleo Roubaud’s diary: no posturing, no grand writing, overwriting, overthinking. Rough and sharp.

My grand-mother owned an incredible number of small notebooks, where she took so many notations: about the books she read, the movies she saw, about anything she had spotted in some newspaper or other. One of the last things she cut out that way, was an article about the Swedish N.H.S. system.

Nov. 24th, 1995. Autobiographies only make sense from death’s point of view.

đź“š Livres lus

  • Georges Simenon. Maigret. (1934)
  • Georges Simenon. Les caves du Majestic. (1942)
  • Georges Simenon. La maison du juge. (1942)
  • Georges Simenon. CĂ©cile est morte. (1942)
  • Georges Simenon. SignĂ© Picpus. (1944)
  • Georges Simenon. FĂ©licie est lĂ . (1944)
  • Georges Simenon. L’inspecteur Cadavre. (1944)
  • Irving Chernev. Logical Chess (1957). L’un des livres d’Ă©checs les plus populaires, pour les dĂ©butants, ou ceux qui, s’y remettant après trente ans, sont Ă  nouveau dĂ©butants.
  • Lawrence Wright. God Save Texas: A Journey into the Soul of the Lone Star State (2018). Wright est un excellent journaliste, surtout connu pour The Looming Tower : Al-Qaeda and the Road to 9/11 (2006), qui lui a valu un Pulitzer, a Ă©tĂ© adaptĂ© Ă  l’Ă©cran, etc. Wright est texan et y rĂ©side toujours. Le Texas est un Ă©tat plus complexe que vous ne pensez, plein de contrastes et de contradictions, et qu’on ne peut pas rĂ©duire aux clichĂ©s qui circulent Ă  son Ă©gard. Et la thèse de Wright est simple : l’avenir des Etats-Unis, ce n’est ni New-York, ni la Californie, c’est le Texas. Le livre n’est pas d’une grande rigueur mais se lit agrĂ©ablement. Et après lecture j’ai moi aussi une thèse : la France est Ă  l’Europe ce que le Texas est aux Etats-Unis.

🛒 Ajouté à ma liste

  • Pier Paolo Pasolini. Une vie violente (1959). Je me souviens d’avoir lu ce livre dĂ©jĂ , dans une Ă©dition de poche trouvĂ©e dans le grenier de ma grand-mère, je devais avoir 18 ou 20 ans. Tommaso se fabrique, dans un bidonville romain, une vie de violence subie et infligĂ©e aux autres. Je souhaiterais le relire en partie parce que je le soupçonne d’ĂŞtre d’actualitĂ©.
  • Edmond Smith. Merchants. The Community That Shaped England’s Trade and Empire, 1550-1650. Yale University Press (2021)
  • Thomas Mallon, Watergate: A Novel
  • Stanislaw Lem, The Truth and Other Stories
  • Jonathan Franzen, Crossroads: A Novel
  • Kalin Terziyski. Is there anybody to love you? Recueil de nouvelles d’un auteur bulgare, qui n’est pas encore traduit en français que je sache, mais l’est en anglais chez l’excellent Dalkey Archive Press.
  • COLEMAN CM FLIPLID 6 GLACIERE PLASTIQUE BLEU 4L
  • Mortier et pilon Set de granit anthracite – 13 x 8 cm
  • VADIM 5pcs Roulettes Chaise de Bureau 11mm, Roulement Silencieux Ă  360°,Remplacement de Roulette Chaise Gaming RĂ©sistantes Ă  Abrasion Rayure sur Sol Dur Tapis

🎧 Dans mes oreilles

  • Milo & Kenny Seagal. So the Flies Don’t Come. (2015) Milo a un phrasĂ© presque parlĂ©, qui n’est pas particulièrement entraĂ®nant ou percutant, mais porte une Ă©motion toute particulière, faite d’hĂ©sitations, de petites accĂ©lĂ©rations, de doutes et d’emballements. La bande son de Keeny Segal est calme, mĂ©lodique, fortement teintĂ©e de jazz. Et pourtant, poĂ©sie et jazz mĂŞlĂ©s, c’est tout de mĂŞme du rap.
  • Domenique Dumont. People on Sunday. (2020) La mise en musique d’un film muet allemand des annĂ©es 1920, commandĂ©e par le festival du Film des Arcs en 2019 au franco-letton Domenique Dumont. Ce dimanche des annĂ©es 1920, un groupe de jeunes gens se baignaient dans une rivière. Ils le font toujours, un siècle plus tard, mis dĂ©sormais accompagnĂ©s de mĂ©lodies Ă©lectroniques et pop d’une lĂ©gèretĂ© terrible et d’une nostalgie assassine.
  • Julien Baker, Phoebe Bridgers, Lucy Dacus. boygenius (2018). Chacune fait sous son nom propre des choses intĂ©ressantes, alors pourquoi pas faire toutes les trois un petit EP? Pop indĂ©pendante.
  • Karen Dalton. In My Own Time. (1971) Karen Dalton faisait parti de la scène Folk de Greenwich Village dans les annĂ©es 1960., oĂą elle a cotoyĂ© et influencĂ© Bob Dylan. In My Own Time est son second, et dernier album. Elle a ensuite Ă©tĂ© emportĂ©e par l’alcoolisme et la toxicomanie, et est dĂ©cĂ©dĂ©e en 1993. Elle est redĂ©couverte depuis quelques annĂ©es et un documentaire sur sa vie vient de sortir.