Quand j’ai commencé à réfléchir à ce site, et spécifiquement à Cuisine comme lettre mensuelle, nous étions pleinement confinés.

On se disait initialement que dans ces circonstances on aurait tous enfin assez de temps pour lire La recherche du temps perdu ou, à défaut, rêver, dessiner, lire et écrire. En réalité, ce temps a été engouffré dans des heures de doomscrolling. Le terme est nouveau et « surveillé », comme presque tout de nos jours, par le dictionnaire Merriam-Webster :

Doomscrolling et doomsurfing sont de nouveaux termes faisant référence à la tendance à continuer à surfer ou à faire défiler les mauvaises nouvelles sur son téléphone, même si ces nouvelles sont tristes, décourageantes ou déprimantes. De nombreuses personnes se retrouvent à lire continuellement de mauvaises nouvelles sur le COVID-19 sans avoir la possibilité de s’arrêter ou de reculer.

Dans un appartement parisien, la pièce à vivre est tout à la fois un salon, une cuisine, une salle à manger et un bureau, selon l’heure de la journée. Tout est petit et le voisin du dessus rapetisse encore votre espace du seul fait qu’il existe. Le temps aussi s’est trouvé, cette année, compressé : vous n’allez pas au travail, ou si peu, vous n’en revenez pas non plus, et bientôt vous ne dormez plus. Alors qu’au fond on a besoin pour être créatif des mêmes conditions et de mettre en œuvre les mêmes techniques que pour être productif en général. Devrais-je écrire selon la technique du pomodoro ? 25 minutes suivi de 5 minutes de pause ? Peu importe, mais il est certain que la discipline de l’acte créatif est aussi importante que la créativité proprement dite, même si ça heurte le romantisme intellectuel dans lequel j’ai été élevé.

Dans une interview donnée à la Paris Review il y a une quinzaine d’années, Orham Pamuk parle de son processus d’écriture : il lui semble impossible, dit-il, de rien faire dans l’appartement où il vit avec sa famille, le quotidien empiète sur l’effort créatif, dans le temps, dans l’espace, et dans sa tête ; il travaille donc dans un petit studio, qu’il loue à une vingtaine de minutes de marche de chez lui, qui incarne et permet le processus créatif par sa séparation.

C’est un luxe auquel je ne peux que rêver, mais qui, comme Pamuk, ne voudrait séparer son espace de créativité, lieu et temps, de son quotidien ? Moi aussi je veux marcher jusque là. Pourrait-on d’ailleurs imaginer de changer ces proportions, et au lieu d’aller au bureau à pieds en vingt minutes pour y travailler ensuite de longues heures, devoir marcher trois ou quatre heures pour l’atteindre ? On n’aurait alors sur place qu’une heure ou deux de travail avant de devoir repartir, mais serait-on moins créatif ? D’une certaine façon, c’est exactement ce que fait un autre auteur contemporain, Craig Mod : il entreprend chaque année de longues randonnées dans la campagne japonaise, plusieurs centaines de kilomètres sur plusieurs semaines, sac au dos, dont il tire l’essentiel de ses livres et ses meilleurs projets.

Craig Mod et Orhan Pamuk sont d’ailleurs tous deux, je le remarque maintenant, des auteurs déplacés. Littéralement pour ce qui concerne le premier, Américain qui vit depuis des années au Japon, tandis que le second tient dans son pays une position inconfortable, politiquement aussi bien qu’intellectuellement. Dans l’entretien auquel je faisais référence plus haut, Pamuk explique d’ailleurs qu’il n’avait pas à ses débuts de contacts particuliers avec la littérature de la génération qui, dans son pays, l’a précédé : il leur préférait, dit-il, Faulkner, Virginia Woolf, et Proust. Murakami dit quelque chose de similaire : il ne s’intéressait pas particulièrement à la littérature japonaise qui comptait quand il a démarré, tout ça lui semblait bien provincial.

Ils ont raison : pour écrire, il faut marcher, et se séparer. Et je pose pour hypothèse que plus la marche est longue, la séparation nette, plus le texte peut se déployer et prendre ses aises. En période confinée, le texte est confiné. J’écris cette lettre, je prends des notes pour des projets futurs, c’est à peu près tout. Quand on tourne en rond, on fait des choses pratiques, on range ses papiers, on fait ce site web, on publie.

David Foster Wallace, Mister Squishy

La nouvelle a été traduite en Français dans le recueil L’oubli en 2004.

Je ne suis pas vraiment un lecteur de David Foster Wallace, j’avais commencé sans le finir son interminable roman Infinite Jest. Mais j’ai apprécié ce recueil de nouvelles, L’oubli.

Wallace est connu pour écrire, dans une veine inspirée de Thomas Pynchon, des phrases longues, élaborées, pleines de métaphores qui finissent par donner à ses histoires un air d’ambiguïté et de malaise, tout en n’étant pas évidemment des artifices : il y a dans ce style débordant une sincérité réelle. Cette tension est palpable dans la longue nouvelle Mister Squishy.

Ce qui a fait pour moi l’intérêt de cette nouvelle, c’est qu’elle aborde un sujet assez rarement traité dans la littérature, finalement, qui est le monde contemporain du travail et de l’entreprise. Nous sommes dans une salle de conférence, où Terry Schmidt parle à un groupe d’hommes de 18 à 39 ans. Il est « facilitateur » de ce Focus Group réuni pour évaluer une nouvelle offre de barre chocolatée dont la marque Mister Squishy étudie la mise sur le marché. Tout, ici, est volontairement détaillé à l’extrême et spécialisé. A propos du même objet, un quidam parlera de la couleur rouge, un peintre de telle teinte de carminé, et un scientifique d’une longueur d’onde de 625 nanomètres. Dans Mister Squishy, David Foster Wallace se spécialise et plonge sans retenue dans le jargon du marketing, dans les dynamiques de la vie de bureau, dans l’absurdité d’un monde où un projet de barre chocolatée prend les oripeaux d’une vaste campagne militaire qui engagerait l’avenir de la nation tout entière.

On peut parfois avoir l’impression, surtout au début du texte, de lire un rapport interne d’entreprise, farci d’acronymes et de justifications qu’on sait malhonnêtes (après tout, c’est le service d’en face qui a rédigé ce torchon et comme chacun sait, le service d’en face…). Or qui a envie, franchement, de lire ce genre de rapport dans son temps libre ? Mais David Foster Wallace introduit progressivement dans cet indigeste dossier des incongruités qui prouvent que même dans un monde où la Grande Campagne des Barres Chocolatées domine les esprits, la vie « normale » continue, elle aussi tout à fait absurde. En particulier, un personnage mystérieux se met à escalader la façade de l’immeuble de bureau, tel Spiderman, en utilisant des ventouses. À mesure qu’il grimpe, lentement, un attroupement se forme sur le trottoir tandis que Terry Schmidt, facilitateur, poursuit sa réunion dans les étages supérieurs.

D’une certaine façon, ce texte m’a fait penser au CV Roman de Thierry Beinstingel (2007), qui traite aussi du monde du travail et à travers lui de la condition contemporaine.

🍹 Mary Pickford et Macoucherie [rhum]

L’histoire du rhum est faite de mensonges, de légendes, de politique et de capitalisme : c’est une histoire très américaine. Le Cuba Libre n’a aucun rapport avec la révolution castriste, bien entendu, mais avec les années 1898-1900, l’invasion américaine, la fin de la colonisation espagnole et le début des importations de Coca-Cola dans l’île. Dans la même veine, on a nommé d’après Hemingway, après son installation à Cuba, des cocktails qu’il n’a probablement jamais consommés; la star du muet Mary Pickford, de passage pour un tournage pendant la prohibition, a aussi eu son cocktail personnel. La marque de rhum la plus vendue au monde, Bacardí, a été créée à Cuba dans les années 1860… mais s’est exilée à Puerto Rico après la révolution castriste, a son siège aux Bermudes et des usines à Puerto Rico, au Mexique et en Inde. Le rhum cubain aujourd’hui, c’est plutôt Havana Club, mais la marque est détenue à 50 % par le français Pernod-Ricard. Et cetera : le rhum est une industrie.

L’île de la Dominique se voit à l’œil nu depuis la côte nord de la Martinique. La seule distillerie de l’île, Macoucherie, est installée le long de la rivière du même nom, sur la côte ouest de l’île. Il se fait sur le même site de la canne à sucre depuis les années 1760, initialement du fait de Français venus de Guadeloupe juste au Nord. Depuis 1943, la famille Shillingford en est propriétaire. C’est minuscule, il doit y avoir une vingtaine d’employés, les infrastructures sont un peu décrépies et la production de leur rhum agricole (à base de canne, donc, pas de mélasse) est très, très old school : la canne est broyée par une roue à aubes, probablement une des dernières en activité dans la région, qu’alimente un aqueduc ; un four à bois est utilisé pour chauffer l’alambic ; si vous ramenez votre bouteille vide, on prend la consigne. Le rhum Macoucherie est distribué localement, et quasiment impossible à se procurer à l’étranger.

Bref, le rhum, c’est Bacardí et Mary Pickford, une histoire industrielle… mais aussi, encore, souvent, une production et une culture locales. Si on boit du Bacardí à Washington ou du Havana Club à Berlin, chaque île caribéenne a jusqu’à aujourd’hui préservé sa marque fétiche. À Puerto Rico où est installée la principale usine de rhum Bacardí, on boit en fait plutôt du Don Q. À Marie-Galante, vous avez plus de chance de trouver une bouteille de Bielle qu’une bouteille de Bacardí. C’est Mount Gay ou Doorly’s à la Barbade, Barbancourt à Haïti, Wray & Nephew à la Jamaïque et, dans une toute petite île comme la Dominique, un rhum Macoucherie servi dans une timbale en plastique.

Recette du cocktail Mary Pickford (années 1920) – 60 ml de rhum légèrement âgé, par exemple un Havana Club 3 ans – 45 ml de jus d’ananas, le moins sucré possible – un filet (5 ml) de liqueur de maraschino ou de kirsch (bref, une liqueur de cerise) – un filet (5 ml) de sirop de grenadine Mettez tous les ingrédients dans un shaker avec de la glace. Secouez. Versez dans une coupe évasée en filtrant la glace.Il est de coutume de poser sur le verre un pic avec une cerise.

🗑️ Pages de vieux journal

10 février 1995. Besançon ☁️ temp. max. 10.0°C.

En entrant dans un magasin de linge de maison, j’ai senti l’odeur de la caravane avec laquelle mes parents partaient en vacances. C’était une caravane pliable à la coque de plastique d’un orange plutôt vif dont l’intérieur se révélait après dépliage d’un brun un peu dégoûtant. L’auvent était d’un tissu du même orange que la coque. Il était pourvu sur trois côtés de grandes ouvertures, garnies d’un plastique transparent qui, parcouru de lignes blanches, imitait les carreaux d’une fenêtre. C’était un plastique épais, sans aucun doute très résistant, mais qui dégageait une forte odeur, restée pour moi associée au camping. Dans ce magasin, le même plastique, dégageant la même odeur, servait à envelopper parures de draps, couettes, housses d’oreillers…

14 février 1995. Strasbourg ⛅ temp. max. 11.1°C.

Concert de Jeff Buckley à la salle de concert La Laiterie, à Strasbourg. J’ai ce sentiment, curieux puisque je ne me crois pas « fan » pour deux sous, ni en musique ni ailleurs, d’avoir vu et entendu quelque chose d’exceptionnel. Il y a un peu de l’idée du paysan d’Ancien Régime voyant passer le Roi, ou de Hegel voyant passer la Raison à cheval… Sentiment d’avoir vu l’histoire en marche, et d’y entrer pour ainsi dire « par contact ». C’est, ici, l’histoire de la musique, dont il ne me semble pas possible que Jeff Buckley, d’ores et déjà, ne fasse pas partie.

18 février 1995. Besançon 🌧️ temp. max. 6.0°C.

Chez ma grand-mère, les toilettes sont pourvues d’un dévidoir à papier toilette magnifique. On y insère des paquets de feuilles emboîtées les unes dans les autres comme dans les paquets de feuilles à cigarette. En tirant une, vous tirez à vous la moitié de la suivante. Le dévidoir est pourvu, sur le dessus, de deux emplacements où laisser, comme dans les bistrots, votre cigarette. Il est fixé sur la porte, face au siège des toilettes, et sa forme arrondie vous renvoie votre image déformée. Il y a dans sa surface une bosse par laquelle je fais, dodelinant de la tête, passer mon image : allongée sur la surface du dévidoir, mon visage semble aspiré par ce trou dans le métal, comme si on pinçait et tirait un morceau de latex, avant de réapparaître allongé de l’autre côté.

19th feb., 1995 Besançon ☁️ temp. max. 10.8°C.

« The world punishes us for taking it too seriously as well as for not taking it seriously enough ». (John Updike)

La vie est tragique, irréversible, hasardeuse comme un tableau de driping : nombre d’éléments peuvent être rationnellement choisis et contrôlés (couleur de la peinture, nombre et taille des trous dans la boîte de conserve, ampleur et vitesse des mouvements…), le résultat est toujours inattendu (et, comme les tableaux de Pollock, a parfois un air de vieilles dentelles finalement assez déplaisant).

Fin février 1995. Saorge ☀️ temp. max. 14.5°C.

Voyage à Nice et Saorge.

📚 Livres lus

John Le Carré. The Looking Glass War. (en français: Le miroir aux espions). Penguin republie l’intégralité des romans de Le Carré, qui est désormais un classique. De fait, même si ce roman spécifique n’est sans doute pas un chef d’oeuvre, j’ai toujours trouvé que Le Carré, parce qu’il fait du roman de genre, était sous-estimé.

Ali Soufan. The Black Banners (declassified). How Torture Derailed the War on Terror after 9/11. Un autre livre d’espionnage : Soufan était agent du FBI avant et après le 11 septembre. En dehors de son témoignage sur un morceau d’histoire contemporaine, ce livre a aussi une histoire intéressante : publié initialement dans une version très expurgée à la demande de la CIA, il est republié après un long combat judiciaire qui a reconnu que cette censure était un abus de pouvoir, motivé par la volonté de cacher l’inefficacité du recours à la torture. Ce livre n’a semble-t-il pas été traduit en français pour l’instant (??).

Sean M. Carroll. La face cachée de l’univers - Les mondes quantiques et l’émergence de l’espace-temps. Physicien, vulgarisateur dont j’apprécie par ailleurs le podcast. Traite ici pour les béotiens dans mon genre de la physique quantique, et surtout de son interprétation en mettant en avant la théorie des mondes multiples.

Jean-Baptiste Labat. Voyage aux Isles : Chronique aventureuse des Caraïbes 1693-1705. Une relecture. Toujours amusant, sauf quand il est atterrant, par exemple quand il se désole que son petit esclave se suicide à petit feu en mangeant de la terre, pas moyen de l’en empêcher… Labat est un cas banal et exemplaire : l’esprit ouvert le plus obtus qu’il se puisse rencontrer.

🛒 Ajouté à ma liste

📋 Essais

Maria Konnikova. The Biggest Bluff: How I Learned to Pay Attention, Master Myself, and Win. Psychologie du poker.

Daniel Immerwahr. How to Hide an Empire: A History of the Greater United States. Relation des Etats-Unis à leurs territoires au-delà du continent.

Wayne Kramer. The Hard Stuff: Dope, Crime, the MC5, and My Life of Impossibilities. Punk.

John Markoff. What the Dormouse Said: How the Sixties Counterculture Shaped the Personal Computer Industry. Comment les Hippies ont inventé l’ordinateur personnel.

📖 Littérature

Jhumpa Lahiri. The Penguin Book of Italian Short Stories

Ali Smith. Summer. 4e et dernier de sa série sur les quatre saisons. Grasset a traduit le premier tome en Français, j’imagine que celui-là finira par arriver. J’aime tout, ou presque, de ce que fait Ali Smith.

Lisa Halliday. Asymmetry: A Novel. Traduit en français chez Gallimard (Asymétrie)

Ocean Vuong. Un bref instant de splendeur

🎁 Autre

  • Braun HT-450 Grille-Pain
  • Samsung - Galaxy Buds Live R180 - Ecouteurs sans fil avec réduction active du bruit - Mystic Black

🎧 Dans mes oreilles

🎙️ Podcasts

In the Bubble: From the Frontlines. Tout sur le COVID. D’abord produit par Andy Slavitt, qui vient d’être désigné Mr Vaccination par l’administration Biden, tenu en son absence par Bob Wachter, responsable du Départment de Médecine et de l’hôpital de l’Université de Californie, San Francisco.

All consuming. Deux gars parlent de nouveaux produits. 35 minutes sur la mug “connectée” Ember, ce genre de choses. Parfois drôle. Leur slogan : “Il y a une meilleure façon pour obtenir plus de ce que vous n’avez jamais demandé”.

The Bowery Boys Podcast. Depuis 2007, plusieurs centaines d’épisodes sur l’histoire de New York City : les lieux (Dakota appartments?), les personnes (Madame Restell?), les événements (la grande tempête de 1888?), la culture (histoire du tatouage à NYC?). N’est pas chronologique, et c’est parfait : chaque épisode est une surprise.

Death, Sex & Money. Les grandes questions. Produit par la radio publique new-yorkaise WNYC.

🎵 Musique

Bebel Gilberto. Agora. Sorti en 2020 après 6 ans de silence. Un album mélancolique (forcément), marqué par la mort de ses parents, mais Bebel Gilberto ne s’appesantie jamais : elle touche les choses du bout des doigts, avec classicisme, mais sans être rétrograde ou passéiste. La royauté musicale brésilienne, teintée de modernité électronique.

Emma Ruth Rundle. On Dark Horses. L’air est sec, de noirs aplats de guitare traversent le ciel immense au-dessus du désert, Emma Ruth Rundle projette sa voix comme un buisson qui roule et illumine les cactus et les chevaux. Tout est vain, tout meurt, tout est magnifique.

John Adams, Yuja Wang, Gustavo Dudamel, LA Philharmonic. Must the Devil Have All the Good Tunes ? Un concerto en 3 parties créé au LA Philharmonic en 2019. La musique classique contemporaine est pleine de créations magnifiques comme celle-ci, cinématique, l’orchestre massif et le piano apportant le contrepoint de légèreté. L’album est complété par une interprétation magnifique de ma pièce de piano solo préférée de John Adams : China Gates.

Orville Peck. Pony. Orville Peck est un personnage semi-fictif interprété (probablement) par Daniel Pitout, batteur punk canadien. C’est un cowboy masqué et gay, qui chante une country profonde, sincère quand bien même elle serait outrageusement mise en scène.