Les journalistes utilisent la notion de “lede” (prononcer [lɛd], mais écrit lede ou lead, les deux orthographes sont acceptées) pour désigner les deux premières phrases d’un article, son premier paragraphe.

L’écriture du lede est tout un art, enseigné en tant que tel dans les écoles de journalisme. Ce paragraphe doit à la fois résumer l’article qui suit et inviter le lecteur à poursuivre sa lecture.

Le journaliste est censé y répondre aux “5W”:

  • What. Que s’est-il passĂ©?
  • Who. Qui est concernĂ©?
  • Where. OĂą cela se passe-t-il?
  • When. Quand cela a-t-il eu lieu?
  • Why. Pourquoi indeed…

Il existe des types différents de lede.

Un lede qui utilise tous les 5W est “hard news”. Vu dans le quotidien LA Times récemment, ce lede qui pourrait illustrer la scène de voiture avec James Dean dans Rebel Without a Cause :

La police de Beverly Hills a arrêté deux personnes vendredi soir près d’une intersection où plus de 100 automobilistes avaient convergé pour “prendre le contrôle de véhicules” afin d’effectuer des “manœuvres de conduite imprudentes” pour une foule d’au moins 150 spectateurs rassemblés.

Vous pourriez arrêtez là votre lecture, l’information est complète, mais en même temps : qui ne voudrait les détails de cet incident?

Il peut y avoir plein de raisons de ne pas utiliser l’ensemble des 5W et de faire varier le lede. Il peut s’agir d’une suite à une actualité présente depuis plusieurs jours et le contexte est donc déjà largement connu du public. Il peut s’agir d’un type d’article particulier, par exemple le portrait d’une personnalité, moins lié à l’actualité, où le What compte bien moins que le Who ou le Where. Ou d’une histoire tellement complexe qu’on laisse le contenu indéterminé pour ne pas embrouiller le lecteur.

Bref, dans la majorité des cas et même s’il peut varier, le lede suffit à comprendre l’essentiel de l’article.

J’ai pensé à cette technique narrative en regardant (à nouveau) le film The Big Short, qui est une fiction mais aussi la meilleure explication que j’ai entendu de la crise bancaire des subprimes de 2008. Les 3 premières minutes du film sont un chef d’oeuvre de lede.

  • 1e minute. Plusieurs sĂ©quences montrent le monde de la banque des annĂ©es 1970, ennuyeux, assoupi, et une voix off explique comment une personne, Lewis Ranieri, a inventĂ© un nouveau produit financier, le Mortage Backed Security qui a rĂ©volutionnĂ© le monde de la banque.
  • 2e minute. Un diaporama de photos montre en accĂ©lĂ©rĂ© le passage des annĂ©es 1980, 1990 et dĂ©but des annĂ©es 2000, avec des clichĂ©s tirĂ©s de la politique (Bush Sr et Clinton), de la culture populaire (le Rap), etc. Le diaporama est entrecoupĂ© de sĂ©quences vidĂ©os montrant comment, tandis que les MBS deviennent progressivement des monstruositĂ©s financières dĂ©couplĂ©es de la rĂ©alitĂ© du marchĂ© immobilier, le secteur de la banque devient une sorte de casino.
  • 3e minute. C’est le crash de 2008. Le diaporama ralenti : entre chaque diapositive qui illustre l’effondrement, queues de chĂ´meurs devant l’agence pour l’emploi, Ă©victions, chantiers de constructions abandonnĂ©s, on laisse une, parfois deux secondes de noir Ă  l’écran. Pendant ce temps la voix off explique que ceux qui Ă©taient responsables n’ont rien vu venir, trop occupĂ©s Ă  jeter des liasses de billets Ă  des Gogo Girls, mais qu’il Ă©tait possible de voir ce qui se passait, et que certains, marginaux dans le système, l’ont vu.

Alors démarre le générique de début et le film proprement dit. Mais toute l’histoire, en vérité, est déjà dans ces 3 minutes.

Dans un roman de 100.000 mots, le lede peut bien sûr s’étendre sur plusieurs chapitres introductifs. Dans une nouvelle de 6.000 mots sur plusieurs paragraphes. Mais le principe, s’il est utilisé, reste le même.

J’ai essayé d’utiliser cette technique pour reprendre une nouvelle qui est dans mes tiroirs depuis longtemps, dont je ne suis pas satisfait et que je veux réécrire “de zéro”.

Quand son fils l’interrogeait sur sa propre enfance et sur son père elle se souvenait principalement de trois choses: un court film documentaire que la télévision de l’époque avait fait sur son travail d’architecte; leurs promenades et les parties d’échec du samedi partout dans le Paris des années soixante; et son absence. Mais jamais elle n’aurait admis que ses choix de vie - les fantasmes de révolution qui finissent dans le cul-de-sac d’une vallée de montagne; son amour pour un homme abîmé et malade; le quasi-abandon de ce fils auquel elle répondait - étaient avant tout un dialogue à distance avec son père. Il n’est jamais facile de s’avouer qu’on a entrepris un si long voyage pour revenir au point de départ.

Tout y est, je pense, et il s’agirait à partir de là de vous “forcer” à tourner la page.

🚀 Escapement / L’échappement. J.G. Ballard [nouvelle]

Dans une nouvelle, on n’a pas beaucoup de place et on ne peut pas vraiment proposer au lecteur une longue immersion dans un univers. Il faut planter le décor et très vite confronter le personnage principal à une crise.

Escapement est un des plus anciens textes de J. G. Ballard, écrit dans les années 1950. Un couple regarde la télévision. Le mari remarque que le programme revient d’un quart d’heure en arrière : une erreur de montage, de toute évidence. Mais sa femme ne l’a pas remarqué. Le retour en arrière de 15 minutes se produit à nouveau. Sa femme ne remarque toujours rien et il peste contre l’incompétence du studio de télévision. On découvre avec lui l’ampleur du problème immédiatement après : il n’y a que pour lui que le temps « boucle » ainsi.

C’est un problème.

Le héros tente tout un tas de solutions pour gérer cette situation : convaincre sa femme, convaincre un ami au téléphone, appeler la télévision. Mais J.G. Ballard, en bon auteur, empêche le héros de résoudre son problème. Sa tentative de se soûler ne fonctionne pas : en 15 minutes, il n’a pas le temps de réellement sentir les effets de l’alcool, et au prochain tour de piste, sa bouteille est à nouveau remplie.

La nouvelle reçoit un bon coup d’accélérateur à mi-parcours quand le héros se rend compte que le temps que prend la réalité pour revenir au point de départ va s’accélérant : d’une boucle de 15 minutes, on passe à une boucle de 14, 10, 5 minutes, quelques secondes…

Ça n’est certainement pas la meilleure nouvelle de J.G. Ballard, qui en a écrit des dizaines, dont certaines sont des chefs-d’œuvre. Mais il est intéressant de voir que dès ce texte de 1956, certains de ses thèmes les plus importants, la désorientation face à la modernité, l’impuissance et le doute, servent de moteur à une histoire qu’un autre aurait traité sur le mode du problème scientifique ou technique que le héros devra, ou non, résoudre.

Résoudre une difficulté n’est pas possible dans le monde de J. G. Ballard, où nous vivons : la science-fiction a lieu aujourd’hui, et nous ne sommes pas aptes à l’affronter.

La nouvelle est traduite en français dans J. G. Ballard. Nouvelles complètes 1956-1962 - volume 1, chez Tristram.

🍹 El Presidente et autres recréations [rhum]

The Oxford Companion to Spirits and Cocktails, paru il y a quelques mois chez Oxford University Press, est à ma connaissance la première synthèse universitaire consacrée aux cocktails et spiritueux. L’ouvrage, que je vais bien entendu acheter, est de David Wondrich et Noah Rothbaum.

Wondrich, ancien universitaire ayant mal tourné, est devenu un peu l’historien officiel du monde de l’alcool, souvent traité sous un angle économique par les universitaires, mais rarement comme un objet historique et culturel autonome. Ce sur quoi travaille précisément Wondrich depuis de nombreuses années. Il y a un peu en lui de ces auteurs qui ont les premiers faits de la critique de jazz, traitant sérieusement un sujet que peu estimaient digne d’être examiné jusque là.

David Wondrich se retrouve donc à faire aussi parfois œuvre d’archéologue et de créateur. Son livre le plus connu jusqu’ici, Imbibe (2007), était une résurrection de la figure de Jerry Thomas, mort en 1885 et inventeur de la mixologie (l’art du cocktail), tout autant qu’une résurrection des cocktails eux-mêmes que Thomas inventa et que Wondrich tente de recréer avec les produits disponibles ujourd’hui.

Dans un article de magazine, David Wondrich se livre à ce petit exercice pour un cocktail oublié et qu’il a remis au goût du jour, le El Presidente. Il trouve la première trace de cette recette dans un article de 1919 du New York Evening Telegram, qui la décrit comme un mélange de « bacardi [sic], granatin [also sic] and French vermouth ». Il suit cette recette, et d’autres qui la reprennent ensuite en des termes similaires : moitié rhum blanc, moitié vermouth français, qui à l’époque identifie spécifiquement du vermouth sec, et une cuillère de grenadine. Le résultat n’est pas terrible.

Jusqu’à ce qu’il tombe sur une recette de 1924, dans un livre intitulé Manuel del Cantinero, qui donne un détail important : il faut un vermouth de Chambéry. Dolin, la seule marque qui subsiste, fait un vermouth blanc qui n’est pas sec, mais demi-sec. Ça fait toute la différence, et c’est avec cet ingrédient que David Wondrich a ressuscité une recette populaire dans les années 1920 que vous pouvez désormais, en 2020, vous faire servir dans un bon bar à cocktail. Ou préparer chez vous, c’est très simple.

El Presidente

  • 45 ml. de rhum blanc
  • 45 ml. de vermouth blanc Dolin
  • 1 cuillère de bar de Grand Marnier
  • ½ cuillère de bar de grenadine
  • Une pelure d’orange finement coupĂ©e

Mélanger avec de la glace et filtrer dans un verre givré. Passer la pelure d’orange sur les bords du verre et la glisser dans le verre.