Quand je pense au kitsch, je pense à Las Vegas : un décor de ville en plastique, qui juxtapose les pyramides, la tour Eiffel et Venise le long d’un boulevard illuminé comme un arbre de Noël, qui ne cherche pas à masquer son inauthenticité, au contraire, mais vous promet de voyager sans effort.

Sa fausseté fait partie de ses attributs explicites et la ville n’a qu’un but : gratifier ses visiteurs. Elle n’exprime aucune valeur supérieure, elle n’est pas prétentieuse, juste excessive, et elle est une réussite dès lors que le visiteur ressent ce qu’il sait lui-même devoir ressentir : la demi-surprise et l’hilarité qu’il y a à voir une tour Eiffel et une pyramide l’une à côté de l’autre dans le désert du Nevada.

Las Vegas est d’une certaine façon une extension d’Hollywood.

Ă€ la fin de la prohibition en 1933, un certain Don Gantt ouvre Ă  proximitĂ© d’Hollywood Boulevard un bar-restaurant, Don’s Beachcomber, qui sert de la cuisine cantonaise dans un dĂ©cor vaguement tropical. Gantt sert aussi du rhum, en partie pour renforcer l’aspect tropical de l’affaire. Il est imitĂ© en 1936 par un autre entrepreneur, Victor Bergeron, qui possède Ă  Oakland, Ă  l’Est de San Francisco, un bar-restaurant qu’il refait entièrement sur le mĂŞme thème vaguement tropical et qu’il rebaptise Trader Vic’s, s’inventant ainsi un personnage de bourlingueur des mers du sud. Lui aussi sert du rhum.

Ces deux restaurants sont à l’origine de tout un courant de restaurants et de cocktails : le Tiki.

Tout est approprié de la culture pacifique, tout est artificiel, tout est kitsch : on est dans un décor de pseudo faré, avec des pagaies au mur, des pirogues accrochées au plafond, des encadrements de porte sculptés, abat-jours en feuilles de latanier, des noix de coco et des mugs en forme de totem tiki ou de perroquet. À Hollywood, les films évoquant le pacifique et les îles tropicales sont à la mode : King Vidor a sorti L’Oiseau de paradis en 1932, Les Révoltés du Bounty gagne un oscar en 1936. La Seconde Guerre Mondiale et sa fin renforcent le phénomène : de nombreux soldats américains reviennent du Pacifique via la côte Ouest. En 1947, l’aventure de Thor Heyerdahl et de ses compagnons, qui traversent d’est en ouest le pacifique à bord de leur radeau, le Kon-Tiki, a un grand retentissement médiatique. Les années 1940 et 1950 sont l’âge d’or des restaurants et de la culture Tiki : Don The Beachcomber et Trader Vic’s deviennent des chaînes installées dans l’ensemble des États-Unis.

Les cocktails qui se créent dans ces restaurants sont, eux, tout ce qu’il y a de plus authentiques : une culture créative, inventive, de nouveaux cocktails émerge là. On y invente un style, le cocktail abondamment décoré, avec parasol, feuilles de menthe, montagne de glace pilée, quartier d’ananas fiché dans un pic décoré d’une tête de mort avec de minuscules brillants à la place des yeux.

Nous connaissons tous au moins un de ces cocktails, qu’on trouve à la carte de n’importe quel bar à cocktail dans le monde entier : le Mai Tai.

La recette en est mise au point par Vic Bergeron à Oakland en 1944 et, dans les vingt années suivantes, il rencontre un succès planétaire : Elvis Presley en boit dans son film Blue Hawaii, en 1961, c’est dire.

Le rhum, la culture du pacifique et Hollywood n’ont a priori pas grand rapport les uns avec les autres, mais c’est toute la magie du kitsch. L’appropriation culturelle, le capitalisme, la globalisation, l’inventivité humaine, les cultures populaires : quand vous vous faites servir un Mai Tai à Paris 18e un vendredi soir prochain, il y aura toutes ces couches d’histoire dans votre verre.

Recette du Mai Tai

  • 60 ml de rhum jamaĂŻcain âgĂ©, par exemple Appleton Estate.
  • 20 ml de Curaçao sec ou d’une autre liqueur d’orange
  • 30 ml de citron vert
  • 15 ml d’orgeat

Mélanger tous les ingrédients dans un shaker pendant environ 10 secondes Servir dans un verre de type Old Fashionned, et compléter avec de la glace pilée. Décorer d’une tranche de citron vert et de feuilles de menthe.