Si on veut faire du rhum à partir de jus de canne, il faut installer sa distillerie à proximité des cultures : la canne doit être broyée rapidement après la coupe, et le jus (vesou) mis à fermenter sans attendre.

La canne se cultive dans les zones tropicales et sub-tropicales, c’est-à-dire dans une zone qui, autour du globe, s’étend de l’Afrique du Nord à l’Afrique du Sud : le continent tout entier est dans cette zone et, ponctuellement, on peut d’ailleurs y trouver du rhum. Par exemple le Sud Africain Mhoba produit à partir de jus de canne un rhum qu’on peut acheter à Paris.

On peut aussi faire du rhum partout dans le monde, de la Norvège à la Nouvelle-Zélande, à partir de mélasse qui, elle, se transporte sans difficulté. C’est pour le coup une longue tradition, de la Nouvelle Angleterre à l’Europe, qui remonte à la fin du XVIIe siècle. Il faudrait que je cherche mais je ne connais aucune distillerie qui produise dans ces régions du rhum sans discontinué depuis cette époque.

Enfin, on peut distiller du rhum… à partir de rhum. Seconde distillation, mélange de plusieurs rhums, mélange de rhums et d’autres alcools, veillissement local en futs d’un rhum importé : toutes les options sont possibles. Mais à nouveau, si ces pratiques sont anciennes, il est rare qu’aucune distillerie ait beaucoup d’ancienneté : la plupart du temps, il s’agit de recréations récentes de pratiques historiques. Le rhum bénéficie de ce point de vue, comme la bière, de la mode récente du craft. A quelques endroits néanmoins, cela se pratique sans rupture depuis très longtemps.

Flensburg est une petite ville à la frontière de l’Allemagne et du Danemark. La ville était danoise au XVIIIe siècle, et un port de commerce important, qui importait du sucre des colonies danoises de la Caraïbe : Sainte-Croix, Saint-Thomas et Saint-Jean. Trois îles qui forment aujourd’hui les Iles Vierges américaines. Le sucre était raffiné et distillé localement : il y a eu à Flensburg et dans sa région jusqu’à 200 distilleries.

En 1864, après la seconde guerre de Schleswig, la ville devient Allemande (Prussienne). L’accès des marchands locaux au sucre et au rhum des colonies danoises est coupé. Et par ailleurs la Prusse de 1864 taxe lourdement les imports d’alcool. Mais cette taxe s’applique à la quantité importée sans prendre en compte le degré. Nos amis capitalistes de Flensburg font alors ce que tous les capitalistes font de tout temps : ils s’adaptent. Ils cherchent une autre source pour leur rhum et se tournent vers la Jamaïque. Ce qui tombe à pic, puisqu’à l’époque les producteurs jamaïcains, qui servent déjà le marché Allemand, font des choix particuliers qui définissent, aujourd’hui encore, le style jamaïcain : des rhums aux degrés plus élevés, aux parfums plus marqués (ce que les amateurs appellent aujourd’hui le funk des rhums jamaïcains, un goût de banane mûre, de mangue dans un sous-bois, ce genre de choses…). Flensburg va donc importer un alcool jamaïcain très fort et parfumé, et inventer de toute pièce un nouveau produit : le Rum Verschnit (“mélangé”). C’est un rhum coupé à l’eau et mélangé avec un autre alcool, neutre en goût et en odeur, puis mis à vieillir dans des fûts localement : à la fin du processus, il reste 5% de rhum dans la bouteille.

Il reste aujourd’hui deux marques actives à Flensburg qui produisent du Rum Verschnit sans interruption depuis le milieu du 19e siècle. Rumhaus Johannsen est installé dans la même maison à colombages depuis 1878, sur Marienstraße, dans la vieille ville, vous pouvez y acheter du rhum et il y a une sorte de café-restaurant associé à l’établissement, si j’en crois Google Maps. Rum Braasch, l’autre marque, a sur Rote Straße son propre petit musée du rhum, un café, une boutique.

Je n’ai jamais eu l’occasion de goûter ni l’un ni l’autre : ce ne sont pas, a priori, des produits de très grande qualité, mais c’est une curiosité qui montre à la fois la longévité de la tradition de production de rhum en Europe même, et le poids des structures sur la culture, au sens large du terme. Le Danemark a aussi été un état colonial dans les Antilles, le commerce transatlantique a eu un impact très important sur une petite ville portuaire du nord de l’Allemagne comme Flensburg, le système fiscal d’un pays est une contrainte aussi importante que la géographie et le mouvement des frontières. Et de tout ça sort, néanmoins, une authentique culture locale : la tradition, vieille de 150 ans maintenant, du Rum Verschnit dans la région de Flensburg.