J’aime assez ce proverbe, dont je ne retrouve plus l’origine : « Ne cédez pas au désespoir, il ne tient jamais ses promesses ». C’est un peu le sens d’After Utopia, le premier livre que Judith Shklar a publié en 1959, à 31 ans.

Un livre Ă©trange, une Ĺ“uvre de jeunesse certainement, mais une Ĺ“uvre remarquable nĂ©anmoins. Judith Shklar n’y a pas encore trouvĂ© sa « voix » et on sent, dans la forme et Ă  la taille du texte par exemple, le lien direct avec un travail universitaire. On l’imagine aisĂ©ment, 20 ans plus tard, rĂ©duire ce travail de 300 pages Ă  courte sĂ©rie d’articles de 30 pages chacun. Ce livre est aussi de son temps du fait de la place qu’il rĂ©serve Ă  la discussion des Ă©crits de penseurs importants dans l’après-Seconde Guerre mondiale, mais qui sont aujourd’hui bien oubliĂ©s : la philosophie et la thĂ©ologie chrĂ©tiennes en gĂ©nĂ©ral, des penseurs conservateurs comme Michael Polanyi ou une grande partie de l’existentialisme. Elle consacre Ă  Sartre un nombre de pages qui, en 2023, n’a de sens et d’intĂ©rĂŞt que pour un enseignant du secondaire français.

Malgré tout, ce livre demeure intéressant pour deux raisons.

D’abord on y devine ce qui fera plus tard la marque de fabrique de Judith Shklar. C’est une lectrice attentive et généreuse de l’œuvre des autres, et le spectre de ses lectures est extrêmement large, incluant tant la philosophie que la littérature. Shklar est surtout généreuse avec les œuvres qu’elle critique. Elle ne cherche ni à écarter ni à encenser l’œuvre d’un Kierkegaard, d’un Hegel, d’un Nietzsche ou d’un Heidegger, elle cherche à comprendre et expliquer. C’est une attitude rare et précieuse. Elle est aussi particulièrement équipée pour y parvenir : sa patience pour le jargon et les prétentions intellectuelles est très limitée, et sa capacité à mettre au jour le noyau d’un argument ou d’une position en écartant les couches de rhétorique qui l’entourent et les cachent est remarquable. Ce penchant à la simplicité de l’expression et ce rejet de l’emphase, elle se les applique à elle-même, et son texte est toujours d’une grande clarté. Enfin, sa propre position par rapport aux idées qu’elle examine est aussi dans After Utopia assez proche, dans ses grands principes, de ce qu’elle sera tout au long de sa vie : elle est sceptique, jamais cynique.

After Utopia a été réédité en 2020 par Princeton University Press probablement pour une autre raison : le livre aurait certes besoin d’être actualisé pour les années 2020 — il a désormais plus de 60 ans — mais sa thèse principale reste pertinente. La pensée politique des 19e et 20e siècles, dit Judith Shklar, est presque entièrement un repositionnement et, pour l’essentiel, un rejet des Lumières, dans des proportions et dans des modalités qui diffèrent évidement selon les tendances, mais qui ont toujours ceci en commun de sombrer dans une sorte de « conscience malheureuse », un désespoir qui fait des Lumières la dernière pensée politique utopiste et positive.

Judith Shklar commence par définir simplement, mais efficacement la pensée politique des Lumières. C’est une pensée optimiste : l’homme apprend de ses expériences et la raison est un socle commun à tous, quand bien même serait-elle entravée par la religion, le despotisme, etc. C’est une pensée intellectualiste : la raison étant la force qui fait progresser l’humanité, les intellectuels priment, dans la longue durée, tant sur le pouvoir politique du moment que sur les artistes. C’est enfin une pensée anarchiste : si la raison est la force naturelle du progrès, les institutions l’entravent, et seule l’éducation, qui aide à l’exercice de la raison, est réellement une institution sociale entièrement légitime dans la très longue durée. Mais cet anarchisme, s’il est appuyé sur la raison et la liberté individuelle, n’est pas un individualisme : les lumières n’opposent pas l’individu à la société, mais elles soulignent le conflit potentiel entre les intérêts de court et de long terme de l’individu.

L’un des aspects les plus intéressants du livre, c’est de montrer dans la longue durée le fil rouge d’une rébellion « romantique » contre les Lumières. Pas juste au tournant du 19e siècle, mais depuis Herder jusqu’à l’existentialisme inclus.

L’esprit romantique

Herder est le premier à rejeter le classicisme artistique associé aux lumières, il insiste que l’imagination et l’intuition doivent remplacer la raison comme force motrice et guide de l’humanité, que le poète doit détrôner le philosophe. L’optimisme est remplacé par le sens du tragique et l’expression de l’individualité devient l’objectif à défendre face au politique : cette révolte est très tôt identifiée par Hegel comme « conscience malheureuse », une aspiration religieuse qui s’exprime culturellement.

Le sentiment romantique a deux sources : l’aspiration à une culture plus esthétique ; le dégoût des excès rationalistes des lumières.

La philosophie de Rousseau, par exemple, n’est pas romantique, mais les sentiments qu’il exprime peuvent l’être. Il ne développe pas une pensée esthétique, il ne glorifie pas l’homme créateur, en revanche il condamne la façon dont la société détruit l’unité naturelle de l’homme et son instinct moral sans réussir à les remplacer par la raison. Sa solution pourtant est tout sauf romantique, il n’appelle pas à la destruction de la société, mais à la soumission de l’homme aux lois et à la moralité. L’unité de l’homme est restaurée, chez Rousseau, par la soumission.

En Allemagne, Kant a un effet similaire, d’abord en révélant les limites de la raison, puis en proposant un système moral où la raison s’impose au détriment de tout sentiment naturel. La destruction proposée par Kant est par exemple un drame pour Kleist, et sa solution, qui écrase l’imagination, la créativité, le sentiment, est inacceptable.

Le romantisme cherche à réunifier l’homme déchiré entre raison et sentiment, il aspire à porter un nouveau regard, artistique, sur la vie.

Herder est le premier à développer et appliquer un point de vue artistique aux questions politiques et sociales. La raison n’est pas créative : elle conçoit l’homme « en général » alors que toute création, et la vie elle-même sont spécifiques et qu’un artiste se doit d’exprimer la totalité de sa personnalité. Chaque homme est une individualité, complète et distincte.

Cette unité s’étend de l’homme à l’existence elle-même, sans séparation entre pensée et expérience, parce que nous sommes guidés vers la vérité par l’intuition. Herder tente de réformer la philosophie en Iui imposant une nouvelle conception de la vie basse sur l’imagination créative, dotée d’un pouvoir quasi-divin qui montre à la fois les origines religieuses du romantisme, et la prétention de ses aspirations à remplacer dieu.

Shelley et Schiller sont dans le même rapport à l’égard de Godwin et Kant respectivement : ils acceptent en principe la moralité désintéressée comme fin de l’homme, mais affirment que la rationalité ne peut y parvenir seule, et dans les faits la créativité, qui doit initialement aider la raison à se réaliser, devient transcendante et une fin en soi. Cette poétisation de la philosophie est évidemment empreinte de mystique.

Le romantisme cherche à réunifier l’homme déchiré entre raison et sentiment, il aspire à porter un nouveau regard, artistique, sur la vie.

Le rejet de la pensée des lumières n’est que la première étape du romantisme, qui doit créer en se frottant à l’univers lui-même et, tel Prométhée, doit se confronter à ses limites : il n’est pas un dieu omnipotent, mais imite l’énergie de la nature pour créer une nouvelle culture, un nouvel univers. Cette imitation de la nature ne passe pas par son étude ni sa compréhension scientifique : Schiller n’a pas d’estime pour Humboldt ni Goethe pour Newton. L’inspiration a plus de pouvoir que le microscope. Ce qui intéresse le romantisme dans la nature, c’est sa puissance et sa capacité de destruction et de reconstruction, et la fin du poète, forcément tragique, est dans cette destruction qui lui permet de devenir partie à un univers qui le dépasse. C’est un mysticisme.

La conscience malheureuse dans la société

La première cible des romantiques est la notion d’utilité, prévalente dans une société qu’ils jugent médiocre, et qui ôte à l’artiste la place qu’ils pensent lui revenir. Le rejet de l’utile s’accompagne d’un déni de la notion d’un progrès de l’humanité tout entière, qu’on trouve par exemple chez Kant : c’est pour eux une abstraction, qui réduit l’homme à une fonction.

Herder conçoit ainsi une nouvelle vision de l’histoire humaine comme destin inexorable, une partie de l’histoire naturelle où chaque culture est son propre monde et potentiel, soumise aux mêmes forces que la nature elle-même : l’énergie, la violence, le tragique. L’histoire d’un temps passé n’est pas à étudier, mais à sentir et revivre, et ce sera exactement la posture d’un Michelet par exemple, qui comme auteur s’annonce « aussi vieux que la France » pour écrire une histoire plus artistique que scientifique.

Contre Hegel en particulier, qui concède que chaque événement est unique dans l’histoire, mais défend que l’histoire malgré tout est une et que la raison y absorbe le particulier, les romantiques ont deux réponses possibles. Kierkegaard et Nietzsche choisissent de rejeter simplement l’histoire, qui est un obstacle à la réalisation de l’homme dans le présent, qu’il surmontera par la religiosité (Kierkegaard) ou la créativité (Nietzsche). Burckhardt choisit une autre voie : trouver consolation du monde présent dans la beauté du passé, en particulier la Grèce Antique et la Renaissance.

Le romantisme construit un système éthique complet autour de la figure du génie, qui est une sorte de Samson : sa force lui vient des dieux, ça n’est pas un choix, et peut lui être enlevée à tout moment. Il ne se dépasse pas lui-même, mais dépasse tous les hommes, quitte à devenir pour eux une idole, ou à être rejeté par la société à laquelle il n’appartient plus.

L’individualisme des lumières exigeait de chacun qu’il suive sa raison, mais celle-ci visant une unique vérité garantissait en principe un résultat commun à tous. C’est un ego que les romantiques trouvent abstrait, et que le génie ne peut pas accepter : pour Nietzsche, l’individualisme des lumières est une forme de collectivisme, tous étant soumis à la même raison ; le romantisme cherche ce qu’il y a de remarquable en chacun et postule une inégalité absolue entre les hommes. L’artiste en particulier, pour Schlegel, « est un Brahmin, une caste supérieure », qui n’a que faire des conventions sociales ni même de la société, à laquelle il ne doit rien. La société, d’ailleurs, le lui rend bien : matérialiste et vulgaire, elle se retourne contre le génie pour en faire un poète maudit. La société, c’est-à-dire le public, est une multitude amorphe et inconnue dans un monde qui se divise en deux : une élite de créateurs, qui produit toute la nouveauté dans le monde, et le reste, les Philistins, qui sont moins une vox populi qu’une masse parasitaire.

Tout au long du 19e siècle, cette notion esthétique du génie devient donc progressivement une analyse sociale où les Philistins se confondent avec les bourgeois qui dominent la société puis avec la masse des barbares incultes jusqu’à ce qu’une fusion s’opère entre le mépris du médiocre et le mépris des masses.

La politique des romantiques est négative : elle vise à protéger le créateur de la vie publique, et la culture de toute contrainte extérieure. Cette tendance inquiétait particulièrement Kant, qui considérait que cette quête d’une liberté absolue était naïve et dangereuse : si la liberté n’est pas appuyée sur la raison, qu’elle protection peut on espérer contre un tyran qui viendrait écraser n’importe quel créateur ?

Face au pouvoir le romantisme a pris plusieurs positions qui ont pu osciller entre le rejet complet et un appel à l’esprit de la nation forgé par l’intellectuel. En effet une des évolutions du romantisme a été de considérer que l’individualité du créateur pouvait se nourrir au sein du groupe de ses semblables, puis que ce groupe lui-même aurait une personnalité et une individualité, et enfin que la nation elle-même, ou son âme pouvaient représenter les racines nécessaires à la croissance d’une société originaire. C’est le cas chez Coleridge par exemple, qui n’explique néanmoins pas pourquoi ces « racines » sont nécessaires.

Le nationalisme n’est pas romantique, mais représente une forme de sa dégénérescence.

Le romantisme de la défaite

Si le romantisme en tant que tel a disparu au XXe siècle, la « conscience malheureuse » demeure, désormais consciente d’elle-même et de son incapacité : la perception de la vie comme lutte s’accompagne désormais du sens anticipé de la défaite. Chez Karl Jaspers par exemple il y a une tragédie universelle, un monde éclaté où la vérité est hors de portée, et une tragédie spécifique d’une époque, le 20e siècle, où la technologie nous a coupés de notre histoire et la vie moderne privée de notre individualité.

L’existentialisme et la littérature de l’absurde tentent encore de confier à l’activité créatrice le soin de nous sauver, mais ils n’ont plus la même confiance qu’un Schiller : l’impuissance et la frustration face à la puissance incommensurable du monde extérieur sont le lot de la vie moderne. Le désespoir culturel des romantiques est désormais porté à une dimension universelle : être une victime, c’est désormais une catégorie métaphysique.

La vieille hostilité à l’abstraction demeure, et aussi le souhait d’une pensée qui doit être expression personnelle plutôt que quête de la vérité. Mais l’existentialisme, comme le romantisme du siècle précédent, est instable et a une tendance inhérente à l’abandon, et à se replier sur des formes plus classiques : l’esthétisme artistique en particulier.

L’existentialisme, dans ce contexte, est une sorte de révolte de la philosophie contre elle-même, qui a abandonné l’ambition d’atteindre quelque vérité que ce soit et se présente comme « expression de soi ». La forme littéraire que prend très souvent son écriture chez Heidegger, Sartre, Beauvoir, Jaspers, etc. n’est pas accidentelle. La philosophie ne peut plus rien révéler de l’homme ou du monde, c’est un exercice de pensée subjective, si subjective en fait, dirait Hegel, que toute communication y est devenue impossible. Cette aspiration à un dépassement (solipsiste) de soi donne à l’existentialisme un air de mysticisme frustré. La religion n’est pas même un repli possible, Dieu n’étant qu’un autre nom pour une transcendance absolue et inaccessible.

Par contre l’existentialisme partage avec le mysticisme religieux son mépris du monde tel qu’il est : chez Heidegger et Jaspers le néant est une possibilité mystique, on s’y confronte à la vie pour se donner une chance de renaître.

Mais pour l’essentiel, la conscience malheureuse se trouve au 20e siècle coincée entre trois rejets : celui de la philosophie, celui de la religion, et celui de la science, qui au mieux n’offre qu’une vision étriquée du monde et est incapable de répondre aux questions existentielles.

Le héros existentialiste n’est plus Prométhée ni Samson, c’est Sisyphe : une victime qui ne se résout pas à sa défaite, alors même qu’elle la sait inéluctable et que le monde l’écrase dans l’indifférence. L’homme est ainsi victime de la nature, mais aussi du mal qu’on se fait les uns aux autres. Le totalitarisme le montre, sans que ce soit une condamnation de la « nature humaine » qui, pour Jaspers par exemple, n’existe pas. Dans une reprise de la vieille idée romantique d’autocréation, Jaspers pense en effet que la nature humaine est intrinsèquement malléable et qu’il est donc impossible de prédire la forme qu’elle prendra demain. Sartre prolonge ce raisonnement de Jaspers en ajoutant que l’homme ne vit pas dans une histoire unifiée, mais dans une série de « situations » particulières, naturelles, sociales, physiques, etc. qui sont indépassables, mais forment le cadre dans lequel on doit néanmoins exprimer et transcender sa singularité, en particulier par l’activité créatrice. C’est toujours, au fond, le même combat, celui de Nietzsche : contre l’historicité, contre le progressisme, contre l’optimisme. L’histoire peut nous édifier, nous inspirer, on peut se l’approprier comme vécue, mais on n’en peut pas la connaître, et Sartre considérait ainsi que le déterminisme de Marx était réactionnaire, en ce qu’il privait le travailleur d’un motif d’agir, alors que la « situation » du travailleur est spécifique et incommensurable à celle du bourgeois.

Difficile d’imaginer une éthique pour un mouvement de pensée qui n’admet aucune nature ni communauté humaines communes. Pour l’existentialisme comme pour les romantiques du 19e siècle, l’objectif des relations sociales reste de promouvoir la réalisation de soi et l’individualité. L’intersubjectivité de Gabriel Marcel, la « communication » chez Jaspers servent à cela. Sartre est peut-être le plus fidèle au choix initial de complète solitude : l’autre est toujours un objet, toujours un rival, sauf dans une oppression commune face à un tiers qui nous objectifie. Il n’empêche, à la fin, pour lui comme pour Heidegger, l’éthique existentialiste se réduit à l’idée que l’individualité est la valeur suprême et l’éthique devient superflue quand les seules relations sociales authentiques possibles sont le concert ou la dévotion. La moralité ne s’applique pas aux expériences mystiques. La seule question est alors de savoir comment agir à l’égard de soi-même ? Pour Heidegger il convient de faire face à la mort avec résolution. Pour Sartre il convient de choisir sa situation et s’y conformer, alors qu’il y a autant de systèmes de valeur que de situations, c’est-à-dire d’individus : cette éthique de l’authenticité devient un simple appel à l’anticonformisme, quand Simone de Beauvoir par exemple considère que Sade a réussi à construire une éthique autour de sa situation de pervers sexuel. Ça n’est donc pas une éthique qui nous rapproche des autres, qui offre une liberté stable ou une communauté humaine : comment le pourrait-elle ?

Les existentialistes français en particulier ont parfois tenté de réconcilier leur philosophie avec leurs sympathies politiques, mais l’affirmation par Camus qu’un esclave qui se révolte affirme la liberté de l’humanité entière n’est pas convaincante : il peut tout aussi bien se révolter contre son oppresseur direct, et la logique de l’authenticité propre à l’existentialisme ne mène pas nécessairement à la coopération entre les hommes, au contraire.

Finalement, l’échappatoire est encore et toujours l’art : chez Malraux ou Camus, la créativité fournit une valeur esthétiquement satisfaisante, un objectif social en donnant une voix à ceux qui n’en ont pas ; mais en termes purement politiques, c’est tout aussi inutile que le romantisme du 19e siècle.

Le romantisme et l’existentialisme partagent un dégoût de la politique, mais le monde politique du 20e siècle ne peut plus si facilement être écarté. L’opposition de l’homme et du citoyen, et la réduction du premier au second opérée à divers degrés par tous les régimes politiques indiquent bien à quel point la politique est une menace pour l’individu. Sauf quand, face à des situations exceptionnelles, la politique peut être utilisée comme moyen d’expression de soi. C’est le cas quand Heidegger tente de transférer l’objectif d’autoréalisation de soi au peuple allemand tout entier au début des années 1930, ou quand Simone de Beauvoir déclare que la révolution est une « fin en soi ». L’action violente est transcendance vers les autres ou l’humanité, sans être une action politique à proprement parler.

Pour la conscience malheureuse, l’homme est devenu objet, une simple fonction de la division de travail. Qui plus est la connaissance elle aussi a été divisée : nous sommes à l’ère des spécialistes et des ingénieurs, dont la connaissance est technique et partielle, et la connaissance universelle est désormais impossible.

La technologie occupe pour les existentialistes, d’une certaine façon, la place que les premiers romantiques attribuaient à la raison : elle nous uniformise et n’est d’aucun secours dans nos moments les plus importants, face à la mort par exemple. Technologie et technocrates, et leur culte de l’efficacité représentent l’avenir d’une société qui marche sur la voie du totalitarisme. Les masses représentent ceux qui sont dévoués à la technologie. Les masses, c’est certain, ne sont pas le peuple. Mais elles ne sont définies qu’en creux, de façon abstraite, négative, opposées au soi et à ses aspirations. On ne sait pas si c’est autre chose que les Philistins, le vulgaire, ni quel est en réalité leur rapport au totalitarisme. L’individu qui fait partie de la masse n’a pas d’identité propre et ne peut accéder à la liberté. Il est la moyenne de n’importe quel groupe. Il peut être formé, mais jamais éduqué. Ainsi Arendt parle-t-elle des « masses de Philistins coordonnées » qui se regroupent dans les sociétés totalitaires. Pour un Malraux, les masses d’aujourd’hui sont comme les bourgeois du 19e, qui cherchent dans l’art un divertissement, mais jamais une transcendance. Les masses sont ce qu’il arrive au peuple quand il est déraciné.

Classes sociales et communautés nationales étaient les deux formes d’organisation du peuple. L’impérialisme d’un côté, l’industrialisation, la croissance démographique et l’urbanisation de l’autre ont dissous ces communautés pour transformer le peuple en masse irrationnelle, que le totalitarisme reflète et institutionnalise. Ce sont là les lignes directrices d’une pensée sociale de la masse qui va de Gustave Le Bon à Arendt qui, à défaut de penser une action sociale ou politique cherche à comprendre la réalité. Les plus purs romantiques, Jaspers ou Marcel, se contentent d’estimer que le problème n’est pas politique, mais spirituel.

Fatalisme chrétien, fin du radicalisme

Shklar finit son livre par deux chapitres consacrés au fatalisme chrétien et au tournant conservateur du libéralisme à partir de la fin du 19e siècle.

Ces deux chapitres ont des passages intéressants, mais ne sont pas, en vérité, le cœur du livre et sa partie la plus originale.

Pour le fatalisme chrĂ©tien, l’intĂ©rĂŞt du texte de Shklar consiste Ă  montrer les rapprochements, mais aussi les diffĂ©rences avec le romantisme. En particulier, elle montre que le dĂ©sespoir ne peut ĂŞtre complet, ce qui serait contraire Ă  l’espoir portĂ© par la foi. Elle montre aussi qu’on passe d’un optimisme chrĂ©tien combatif chez Bossuet, par exemple, Ă  un christianisme pessimiste et individualisĂ©, mĂŞme chez les catholiques, qui se soucie moins du salut de la sociĂ©tĂ© tout entière que de l’âme individuelle de chaque chrĂ©tien. Finalement, le rejet des Lumières est associĂ©, classiquement, Ă  la sĂ©cularisation de la sociĂ©tĂ© europĂ©enne, et avec elle Ă  la dĂ©cadence de la sociĂ©tĂ© europĂ©enne, qui devient une sorte de lente fin du monde dès lors qu’une sociĂ©tĂ© technologique, matĂ©rialiste et sans spiritualitĂ© se retourne contre l’humanitĂ© elle-mĂŞme.

Pour ce qui concerne le libéralisme conservateur, Shklar montre de façon convaincante la place tenue par Edmund Burke, qui a été le penseur conservateur le plus influent en partie parce qu’il était l’un des plus ambiguë. Contrairement à De Maistre, il admet l’existence de valeurs séculières, et s’il est contre les « théories » abstraites, il n’est pas contre les « principes ». Cette apparente incohérence est une faiblesse, mais aussi une force, chacun pouvant considérer ses propres idées comme des principes et celles de l’adversaire comme des théories. L’argument principal de Burke est finalement que c’est la longue durée et elle seule qui justifie les institutions et leur lente évolution. La connaissance sociale est toujours rétrospective, et prédire l’évolution de la société est vain, et dangereux.

Les libéraux du 19e (Constant, Tocqueville, Mill) se définissent par rapport aux Lumières, mais aussi par rapport au conservatisme d’un Burke. Ils se savent dans une période de transition. La liberté reste le bien suprême, mais il n’est plus si évident qu’une harmonie naturelle en découlera, et on se méfie de ce que peut faire une majorité. L’idée d’un progrès inévitable semble désormais naïve : le poids de l’histoire doit être pris en compte, de même que les limites morales et intellectuelles de la majorité. Les libéraux du 19e reconnaissent désormais que le pouvoir est à la fois nécessaire et dangereux. L’état peut absorber les talents, devenir une puissance pour lui-même et se retourner contre le peuple. Mais à la différence des romantiques qui expriment un sentiment d’opposition entre l’individu et la société, le libéralisme est une théorie politique, qui se préoccupe de forger une opinion publique éclairée qui protège, par justice et utilité, les droits individuels. Individu et société ne s’opposent pas en principe. L’unicité de l’individu n’est pas le sujet du libéralisme, mais bien d’une part la règle majoritaire et d’autre part les droits de la minorité. La solution libérale au challenge de Burke c’est la constitution. Pour Constant elle réconcilie progrès et stabilité en exprimant les traditions d’un peuple tout en permettant les évolutions.

Pour ceux qui deviendront les libéraux conservateurs au 20e siècle, deux idées des Lumières semblent désormais incompatibles : celle de raison et d’action politique d’un côté, et celle de liberté de l’autre. Le fatalisme d’un Hayek tient à sa vision de l’histoire comme séquence rigide de causes et d’effets. Ce déterminisme intellectuel est un retournement du rationalisme contre l’optimisme des Lumières. Par ailleurs si la croyance en une harmonie politique a été abandonnée, la méfiance envers l’action collective a été conservée, dans un contexte où c’est désormais la liberté économique qui détermine l’état de la société. Toute tentative d’intervention ou de régulation, aussi légère soit-elle en apparence, mène par une suite implacable de liens de causalité au totalitarisme. Ce postulat d’un lien direct entre idée et action politique est à l’origine d’un autre retournement des libéraux conservateurs par rapport aux lumières, contre l’intellectuel, auquel on prête un pouvoir important, direct et dangereux, comme agent du changement social.

C’est aussi faire une confusion entre le rationalisme comme théorie épistémologique et comme posture morale. Hayek par exemple rejette le cartésianisme qui lui semble une simplification illusoire de la complexité société et de la singularité des individus. La raison est un outil de généralisation. Mais Hayek va plus loin : le rationalisme devient aussi une attitude, qui écarte et élimine tout ce qu’il ne comprend pas et cherche à forger une société à son image. Or aujourd’hui justement toutes les sphères de la vie ont été envahies par cet état d’esprit et l’humanité a perdu la notion de ses propres limites.

C’est une attaque anti-intellectuelle contre tout effort conscient d’influer sur la société, est c’est aussi une attaque contre les intellectuels en général. Chez Schumpeter par exemple ils deviennent une sorte d’effet secondaire du capitalisme : ils sont en dehors du système, observateurs ; tolérés par un système qui valorise la notion de liberté ; et ils représentent un réservoir de leadership pour ceux que le capitalisme mécontente. Pour finir, ils n’accepteront jamais d’être concurrencés ou remplacés par les capitalistes bourgeois dans leur rôle de leaders de la société.

Dans cette logique la démocratie elle-même est issue de l’idée abstraite, rationnelle et cartésienne, de volonté générale chez Rousseau. Elle aboutie à une tournure de la majorité et, par déterminisme intellectuel, au totalitarisme. Hayek n’est cependant certainement pas un anarchiste moral, il admet comme Burke la nécessité de partager au sein d’une société des principes moraux. Mais les valeurs morales démocratiques abstraites sont imposées de l’extérieur par le rationalisme. Ce qui est frappant dans cette démarche, c’est le rejet de tout empirisme : que le totalitarisme se soit imposé dans des pays où la tradition démocratique était très faible ne compte pas plus que de devoir montrer en quoi les régimes totalitaires ont en eux des éléments « démocratiques ». La démocratie est un précurseur du totalitarisme en général et en principe : la composition entre groupes sociaux au sein des démocraties est un facteur d’instabilité et la victoire d’un groupe sur les autres, résultat logique de cette compétition, la fin de la démocratie et une forme de totalitarisme.

Conclusion

Le panorama offert par Shklar en 1959 est impressionnant : elle montre la cohérence sur la longue durée d’une opposition multiforme aux Lumières, à la Raison, à tout optimisme en théorie politique. Qu’offre-t-elle dans ses quelques mots de conclusion ? Un appel au scepticisme : ceux qui, depuis 150 ans, désespèrent de l’action politique n’ont, en vérité, rien à offrir. Le désespoir, comme dit le proverbe, ne tient jamais ses promesses. Elle exprime aussi un espoir : qu’on puisse réintroduire, dans la théorie politique, une graine d’utopie. Qui n’est certainement pas une excuse pour croire « n’importe quoi » ; l’utopie requise ici est une capacité optimiste à projeter l’action politique dans le futur. Un appel certainement encore pertinent au premier quart du 21e siècle.


Judith N. Shklar. After Utopia: The Decline of Political Faith. Foreword by Samuel Moyn. Princeton University Press, 2020. ISBN: 9780691200859. L’ouvrage n’a jamais Ă©tĂ© traduit en français. (Amazon)

Illustration: East Side Public Library, Detroit, Yves Marchand and Romain Meffre