Quand Haïti est dans l’actualité, c’est rarement une bonne nouvelle. Tremblements de terre, choléra, ouragans, émeutes, criminalité sont en général au menu.

Ce mois-ci, c’est l’assassinat du Président de la République, Jovenel Moïse. Depuis 2000, Le PIB par habitant a baissé de 5 % en Haïti, et il était de 1.653$ en 2017. Dans le même temps, en République Dominicaine voisine, le même chiffre a augmenté de 78 % pour atteindre 14.000$. Pour référence, il était en 2017 de 7.400$ au Maroc (+67 %) et de 38.600 $ en France (+10,5 %). Haïti est le pays le plus pauvre du continent.

Y gérer une entreprise est une gageure, dans un contexte de grande insécurité, d’instabilité ou de chaos, avec peu d’infrastructures et un niveau de complexité économique très faible. Mais la plus vieille entreprise haïtienne encore en activité est, vous l’aurez deviné, une marque de rhum : Barbancourt. Elle a été fondée en 1862, donc assez longtemps après l’indépendance de 1804, par le français Dupré Barbancourt et son frère Labbé Barbancourt. Tous deux venaient de Charente et leur spécificité est justement d’avoir appliqué au rhum local les méthodes du cognac. Ils achètent du Clairin, qui est un rhum artisanal local (et qui existe toujours, un peu dans la même veine que la Cachaça brésilienne), ils le distillent une seconde fois, dans des alambics charentais en cuivre, et mettent le rhum dans des fûts de chêne du Limousin. Ils reprennent d’ailleurs le système des étoiles du cognac : une étoile pour un vieillissement d’un an, 3 étoiles pour 4 ans, cinq étoiles pour 8 ans. Cette nomenclature est toujours utilisée par Barbancourt.

Les deux frères séparent leurs affaires assez vite, mais à leur mort commence une série de procès tenant à l’utilisation du nom et de la marque Barbancourt : les procès en propriété intellectuelle ne sont pas une mode récente… L’affaire durera plusieurs décennies jusqu’à ce que les héritiers de Dupré l’emportent, la famille de Labbé Barbancourt cessant d’utiliser le nom de famille pour commercialiser leur rhum sous le nom « Vieux Labbé ». Dupré Barbencourt lui-même meurt en 1907 sans avoir eu d’enfants. Sa femme Nathalie s’occupe de l’affaire, qu’elle transmet à son neveu Paul Gardère, qui transmet en 1946 à son fils Jean, qui transmet en 1990 à son fil Thierry… qui transmet à sa mort en 2017 à sa fille Delphine Nathalie Gardère. Cette dernière ne prend cependant réellement la tête de Barbancourt qu’en 2020… après un procès, la succession étant contestée par ses oncles et tantes. Delphine Gardère, héritière de Nathalie Gardère à 4 générations de distance, est désormais entièrement propriétaire de cette entreprise, qui est donc toujours familiale.

Le chiffre d’affaires de Barbancourt est aux alentours de 25 M$. Si on regarde les exportations haĂŻtiennes, les spiritueux reprĂ©sentent 4,28 M$, et Barbancourt reprĂ©sente peut-ĂŞtre la totalitĂ©, ou presque, de ces exports, qui sont Ă  85 % Ă  destination des États-Unis. Le reste du CA de l’entreprise (~20 M$) serait donc rĂ©alisĂ© localement, en partie protĂ©gĂ© par une taxe de 40 % Ă  l’import de spiritueux dans le pays : les flasques de 20 cl de Barbancourt se trouvent, semble-t-il, partout dans le pays. L’entreprise est une institution et un patrimoine haĂŻtien.

Barbancourt emploie aujourd’hui environ 500 salariés, et plusieurs milliers d’autres personnes, sans doute env. 20 000, en dépendent directement, en particulier les agriculteurs indépendants qui cultivent la canne aux alentours de la distillerie. Barbancourt fournit sa canne aux agriculteurs, ce qui permet de contrôler la qualité, mais l’essentiel de la récolte est acheté à des indépendants.

C’est un rhum agricole dans la tradition française (pas un rhum de mélasse), mais qui a une particularité : la distillation initiale, qui est en générale limitée aux Antilles françaises aux alentours de 75 %, monte ici à plus de 90 %. Il sort un rhum plus léger une fois ramené à 43 %, mais qui a perdu un peu plus de ses arômes originaux. Barbancourt, d’après l’auteur et barman Tristan Stephenson, ajoute un peu d’épices et de vanille après distillation. Dommage pour les puristes, mais ça fait un rhum très facile et agréable à boire tout en lui conservant une personnalité propre : ça reste un rhum de canne.

Toujours est-il que quand vous entendrez des nouvelles désastreuses d’Haïti, pensez à Delphine Gardère, 39 ans, qui doit parfois se lever le matin en se demandant comme elle va pouvoir assurer la sécurité du transport de ses caisses de rhum entre la distillerie, et ses murs d’enceinte de 5 mètres de haut, et le port au sud de Port-au-Prince, dont l’accès est parfois contrôlé par divers gangs armés, dans un pays où la corruption est endémique.

Faire, depuis 159 ans, du rhum en Haïti : certains héritages sont plus difficiles à assumer que d’autres. Aidez-là, buvez son rhum!

image: photo d’Haiti par Delphine Gardère