Le rhum a historiquement des ennemis : les autres alcools, les taxes et autres quotas, et la betterave.

Au 19e siècle, le sucre de betterave remplace largement le sucre de canne dans la consommation européenne, la production de sucre chute dans les Antilles et, à l’aube de la Première Guerre mondiale, l’économie du rhum n’est pas florissante. La guerre vient changer ça : on donne du rhum au soldat et même l’État, qui d’abord réquisitionnait, finit par contrôler purement et simplement l’importation. Ce que la guerre change surtout, c’est que les départements français producteurs de betterave sont justement les départements du front. Et que les départements producteurs de vin voient leur main-d’œuvre réquisitionnée par l’armée pour aller combattre. Le rhum se fait donc une place dans les musettes des soldats. Le commandement, ceci étant, s’en méfie : on veut bien qu’il donne un coup de pouce avant l’attaque, on ne veut pas qu’il soit un obstacle à la discipline. Si le rhum se fait une place, c’est donc surtout parce que ses ennemis sont momentanément abattus.

Pour autant, ça n’est pas en France que le lien entre rhum et forces armées est le plus fort, c’est au Royaume-Uni, dans la Navy.

Au milieu du 17e siècle, quand aux Antilles on invente le rhum, la question de l’approvisionnement en eau des navires reste un problème. On peut emporter de l’eau, mais stagnante elle se gâte vite. On emporte de la bière, qui dans des tonneaux en bois, dure un tout petit peu plus longtemps, du vin, qui dure un peu plus encore. Et, dans la même simple logique selon laquelle plus on augmente la teneur en alcool d’un liquide, plus longtemps il se conserve, la Navy embarque des brandys, c’est-à-dire des alcools de vin distillé, produits en France quand on n’est pas en guerre (Cognac) ou en Espagne. Mais quand ils abordent à la Caraïbe après 1654 (prise de la Jamaïque), certains navires anglais commencent à se fournir en rhum pour le retour. La pratique se régularise et s’étend finalement en dehors de la Caraïbe : en 1731 la Navy fournit à tout marin sur ses vaisseaux une ration de rhum, mais uniquement quand ils sont en voyage long, et uniquement si la bière n’est pas disponible. Dans la première moitié du 19e siècle, la pratique s’étend encore : la Navy passe des marchés pour se fournir globalement en rhum auprès d’importateurs, et stocke son rhum dans de gigantesques cuves à Londres. Les marchés portent sur le prix, et sur la qualité. La Navy ne veut pas se faire arnaquer avec un rhum dilué à l’eau, et fixe donc un degré minimum d’alcool. Le fournisseur (purser ou pusser dans le jargon de l’époque) doit apporter la preuve (proof) que son produit est au moins à 54,5% alc./vol. (Navy Strength).

Par ailleurs, tous les fournisseurs versant leur rhum dans les mêmes cuves de la Navy, une recette de mélange spécifique à la Navy émerge. Celle-ci s’approvisionne en effet principalement en rhum de Guyane britannique (actuellement le Guyana, ne pas confondre avec la Guyane française), et de Trinidad. Tout sauf la Jamaïque en fait, les producteurs de ce pays ayant opté pour un rhum plus parfumé et de plus haut de gamme, donc plus cher.

La ration de rhum finira par devenir quotidienne et obligatoire pour le marin britannique. Et cette tradition deviendra tellement ancrée qu’elle durera jusqu’au 31 juillet 1970 : ce jour-là, Black Tot Day, les marins reçoivent leur dernière ration (tot).

Il reste de nombreuses traces de cette histoire, et vous verrez sur plein de bouteilles de rhum de la tradition des Antilles britanniques des indications qu’il est Navy Strength ou Overproof, par exemple sur les bouteilles du Jamaïcain Wray & Nephew (63% quand même, effectivement over the proof). La marque Pusser’s rum (le « rhum de l’intendant »), avec son drapeau de la marine et l’indication British Navy sur la bouteille, revendique cet héritage, et a racheté à la Navy la recette originale du mélange à base de cinq rhums des Antilles anglaises.

L’amiral Edward Vernon distribuait du rhum à ses marins, mais voulait limiter l’ivresse sur son bateau, et ordonna en 1740 qu’il soit servi chaque jour coupé d’eau. Quelques années plus tard, on y ajouta un peu de citron et de sucre. L’amiral portait habituellement un manteau de gros-grain, qui est une sorte de soie côtelée, et ses marins l’appelaient Old Grog. C’est, d’une certaine façon, l’un des plus anciens cocktails.

Grog

  • 60 ml de Pusser’s Rum
  • 30 ml d’eau
  • 15 ml de jus de citron vert
  • 1 cuillère Ă  thĂ© (of course) de sucre de canne

MĂ©langez sucre et citron jusqu’à dissolution. Ajoutez eau et rhum. Secouez fermement avec de la glace. Bref, un ti’ punch allongĂ© d’eau et servi sur glace.

Image: Admiral Edward “Old Grog” Vernon. Portrait by Thomas Gainsborough