Il est difficile de penser à un texte qui, dans le monde occidental, a eu plus d’influence sur notre conception de la liberté d’expression que le De la liberté (1859) de John Stuart Mill. D’une certaine façon ce texte qui a plus de 160 ans fixe encore notre cadre de pensée, qu’on en ait conscience ou non.

Par exemple, dans le contexte de la pandĂ©mie de Covid-19 Facebook a annoncĂ© les règles suivantes en mars 2020 :

Nous supprimons les informations erronées liées au COVID-19 qui pourraient contribuer à des dommages physiques imminents. Nous avons supprimé la désinformation nuisible depuis 2018, y compris les fausses informations sur la rougeole au Samoa, où elle aurait pu favoriser une épidémie et des rumeurs sur le vaccin contre la polio au Pakistan, où il risquait de nuire aux travailleurs humanitaires. Depuis janvier, nous avons appliqué cette politique à la désinformation sur COVID-19 pour supprimer les messages qui font de fausses déclarations sur les remèdes, les traitements, la disponibilité des services essentiels ou l’emplacement et la gravité de l’épidémie.

Pour les allégations qui n’entraînent pas directement de dommages physiques, comme les théories du complot sur l’origine du virus, nous continuons de travailler avec notre réseau de plus de 55 partenaires de vérification des faits

Une fois qu’un message est évalué faux par un vérificateur des faits, nous réduisons sa distribution afin que moins de personnes le voient, et nous affichons des étiquettes d’avertissement et des notifications fortes aux personnes qui le rencontrent encore, essayent de le partager ou l’ont déjà partagé.

J. S. Mill n’aurait peut-ĂŞtre pas approuvĂ© le dĂ©tail de ce texte, mais les termes du dĂ©bat (rapport Ă  la vĂ©ritĂ©, notion de nuisance Ă  autrui) sont clairement ceux du libĂ©ralisme qu’il a largement contribuĂ© Ă  fonder. En France, cette discussion est un peu polluĂ©e par l’ambiguĂŻtĂ© du terme de libĂ©ralisme. Quand bien mĂŞme Mill est lui-mĂŞme dans la tradition en partie française de Benjamin Constant et de Tocqueville, le terme de « libĂ©ral » est aujourd’hui entendu diffĂ©remment dans les traditions anglophones, oĂą il a gardĂ© son sens du libĂ©ralisme politique classique, dont sont issus d’une certaine façon presque tous les partis politiques modernes, y compris le socialisme, et dans la culture politique française contemporaine, oĂą il est assimilĂ© au laissez-faire, en particulier Ă©conomique (cf « nĂ©o-libĂ©ralisme Â»). Cette Ă©volution française du terme est d’ailleurs intĂ©ressante en soi, et tient probablement plus Ă  l’évolution du rapport entre l’état et ses citoyens dans ce pays qu’à l’évolution de leur rapport Ă  l’économie ou Ă  la philosophie politique. Mais toujours est-il que la doctrine de la libertĂ©, et de la libertĂ© d’expression chez Mill est libĂ©rale, et en tant que telle individualiste, en particulier au sens de l’individualisme des droits, mais elle n’est certainement pas libĂ©rale ou nĂ©o-libĂ©rale au sens politico-Ă©conomique qu’on donne Ă  ce terme en France aujourd’hui. De fait, ce serait une erreur d’interprĂ©tation de considĂ©rer le texte de Mill sous cet angle : il ne suit pas nĂ©cessairement d’une demande de non-intervention de l’état dans un secteur de la vie collective, par exemple la religion ou l’expression des idĂ©es, qu’on souhaite une non-intervention de l’état dans tous les secteurs de la vie collective.

Mill alerte certes, comme Tocqueville, sur le fait qu’une économique entièrement dirigée par l’état serait despotique, et on imagine facilement qu’il préfèrerait que l’état n’intervienne pas trop dans l’économie en général — après tout, il est mort en 1873, on ne s’attend pas à ce qu’il appelle à la nationalisation du secteur bancaire —, mais sa théorie de la liberté n’exclue pas, selon moi, l’intervention de l’état dans l’économie qui n’est pas, en tout état de cause, le sujet du De la liberté.

Par ailleurs, la biographie de Mill contredit aussi cette idĂ©e qu’il serait pour le laissez-faire total et l’individualisme sans bride : Ă©lu Membre du Parlement en 1866, non seulement il demande l’extension du suffrage aux femmes, mais dans le domaine Ă©conomique il milite pour la lĂ©galisation des syndicats et pour la mise en place de coopĂ©ratives agricoles. Il ne fera qu’un mandat.

Bref l’argument de Mill, dans De la libertĂ©, n’est pas que l’état ne doit pas intervenir en gĂ©nĂ©ral, quel que soit le domaine, mais qu’il ne devrait pas intervenir dans certains domaines : les questions de religion, de libertĂ© politique et de libertĂ© d’expression. Et mĂŞme lĂ , comme on le verra, Mill accepte l’intervention de l’état, mais dans certaines conditions très restrictives seulement.

Les plus grands textes sur la liberté et l’organisation de la société sont souvent écrits en réaction à une crise générale touchant la liberté. Machiavel écrit Le Prince suite à la prise de pouvoir des Medicis à Florence (1513), Hobbes écrit Leviathan pendant la Guerre Civile (1642–1651), Wollstonecraft écrit Défense des droits de la femme (1792) pendant la Révolution française, l’œuvre de Constant est liée à la Révolution et à l’Empire, etc. De la liberté, publié en 1859, n’est pas dans ce cas. Pourtant, et peut-être significativement, son écriture et sa publication sont liées à une crise privée vécue par Mill, qu’il est utile de connaître pour apprécier le texte.

J. S. Mill, qui en tant que non conformiste, c’est-Ă -dire non anglican, n’a pu ĂŞtre Ă©tudiant ni Ă  Oxford ni Ă  Cambridge, a vĂ©cu une sorte de (probablement) chaste mĂ©nage Ă  trois avec Harriet Taylor et son mari pendant près de 20 ans, jusqu’au dĂ©cès de ce dernier en 1849. Mill et Harriet Taylor se marient deux ans plus tard. Cette relation, et ce (re-) mariage, sont un scandale dans la sociĂ©tĂ© victorienne de l’époque, l’affaire provoque l’éloignement de nombre des proches de Mill et contribue certainement Ă  son Ă©migration en France. Harriet Taylor dĂ©cède en 1858 Ă  Avignon oĂą elle est enterrĂ©e. Mill achète alors une maison sur place, qui sera sa rĂ©sidence principale jusqu’à sa mort en 1873. Bref, si Mill a senti sa libertĂ© limitĂ©e, c’est moins du fait de questions essentielles apparues au jour du fait d’un soulèvement gĂ©nĂ©ral de la sociĂ©tĂ©, que du fait des pressions de la majoritĂ© bien pensante sur ses choix individuels, qu’ils soient religieux ou de mĹ“urs. C’est d’ailleurs un autre parallèle avec Tocqueville, qui lui aussi se marrie de façon non conformiste (avec une Ă©migrĂ©e anglaise, protestante), et lui aussi produit une Ĺ“uvre de philosophie politique en dehors des troubles les plus dramatiques de l’histoire : 1848 ou 1851 ne sont pas 1792.

Toujours est-il que De la libertĂ© est bien un texte fondateur du libĂ©ralisme, qui a pour particularitĂ©, tout en Ă©tant un traitĂ© gĂ©nĂ©ral sur la libertĂ©, de placer en son centre la question de la libertĂ© d’expression, et de traiter seulement ensuite de façon dĂ©rivĂ©e de la libertĂ© d’agir. C’est aussi un texte qui met en avant une dĂ©fense assez radicale, pour son temps et pour aujourd’hui, de ce que devrait ĂŞtre la libertĂ© d’expression, ce qui explique en grande partie sa longĂ©vitĂ©. Le cadre de pensĂ©e proposĂ© par Mill sur cette question est, de fait, toujours mobilisable aujourd’hui, pour tout un tas de questions très pratiques, comme le montre le texte de Facebook citĂ© au dĂ©but de ce billet, ou cette perle que j’ai trouvĂ© dans les archives du New York Times Ă  propos des premières lois interdisant de fumer dans les lieux publics fermĂ©s comme les restaurants. Ă€ un courrier qui dĂ©clare cette loi attentatoire aux libertĂ©s et se rĂ©clame de Mill pour dĂ©fendre son opinion, un lecteur rĂ©pond le 10 fĂ©vrier 1989 :

L’objectif principal des lois interdisant de fumer [dans les lieux publics] n’est pas de protéger les fumeurs d’eux-mêmes (un objectif que Mill aurait condamné), mais de protéger les non-fumeurs des fumeurs (ce que Mill aurait applaudi).

Très juste.

Ce billet fait parti d’une série sur De la liberté, de John Stuart Mill :

  1. Préambule
  2. Présentation du Principe de non-nuisance : chap. 1
  3. Principe de non-nuisance et Bon Samaritain : chap. 1
  4. De la liberté en pratique : chap. 2 à 5