Les idées les plus originales de J.S. Mill sur la liberté sont exposées dans l’introduction et la première partie de son texte, que nous avons vu déjà. Dans la suite du livre, assez courte, il tire les conséquences de ces idées et répond aux objections possibles. Du coup, plutôt que de commenter le texte au fur et à mesure, je vais pour toute la fin me contenter de quelques remarques d’introduction, puis essentiellement résumer son propos.

Il est frappant, d’abord, de voir quelles objections et quels ennemis se présentent à l’esprit de Mill au milieu du 19e siècle. La religion, par exemple, tient une place absolument essentielle, ce qui ne serait plus le cas aujourd’hui. Mais il est assez facile, à la lecture du texte, de substituer à la religion d’autres forces qui fonctionnent selon les mêmes ressorts dans leur rapport à la liberté d’expression.

Ensuite, un des arguments de Mill en faveur de la liberté d’expression est son rapport à la vérité : il est impossible, dit-il, d’atteindre à la vérité sans confrontation d’idées, et donc sans liberté d’expression. C’était d’ailleurs déjà un argument de Spinoza dans le Traité Théologico-philosopique : « cette liberté [d’exprimer ses idées] est de la première importance pour l’avancement des sciences et des arts, car seuls ceux dont le jugement est libre et sans préjugés peuvent atteindre au succès dans ces domaines. » Sur ce point, cf Steven Nadler, « A Book Forged in Hell » : Spinoza’s Scandalous Treatise (Princeton University Press, 2011). Il y a un lien intrinsèque entre liberté d’expression et vérité. Or, comme disait Paul Valéry dans Monsieur Teste :

Entre les hommes, il n’existe que deux types de relation, la vérité ou la guerre. Demandez toujours des preuves, la preuve est la politesse élémentaire qu’on se doit. Si on vous la refuse, souvenez-vous que vous êtes attaqué.

On pourrait objecter qu’en dehors des domaines scientifiques, il n’y a pas de « vérité » à proprement parler. Certes, répond Mill, mais il y a une tendance fondamentale de l’homme au Progrès. Cette idée sous-tend largement son propos, mais après le 20e siècle, il est difficile de maintenir l’idée d’un progrès éthique ou moral de l’humanité. Peut-on maintenir le principe de non-nuisance sans l’idée de progrès ? Je pense que oui : ne serait-ce que du fait que la capacité à dénoncer une fausse vérité, quand bien même elle serait immédiatement remplacée par une autre, qu’on pourra dénoncer à nouveau, si elle ne participe pas du progrès général de l’humanité, n’en demeure pas moins une fonction socialement utile.

Un des éléments pour le coup très actuel de cette partie du texte, c’est le rôle que John Stuart Mill fait jouer, en creux, à l’imagination : dans l’argument consistant à vouloir limiter la liberté d’expression par crainte de voir la société se défaire et se dissoudre, il remarque qu’on voit le risque de dissolution sans percevoir en même temps les nouveaux liens qui sont nécessairement en train de se forger. Cf dans le texte et ci-dessous le cas de Marc-Aurèle. La logique est la même pour le jugement d’immoralisme en général : notre provincialisme moral, notre manque d’imagination morale nous font considérer les opinions morales de notre temps et de notre lieu comme vérités universelles, alors qu’ouvrir un livre d’histoire, ou regarder une société plus distante nous montrerait qu’il peut bien en être autrement. Une société qui valorise la liberté d’expression est une société qui est ouverte à son propre avenir, et cette ouverture est fonction d’une certaine capacité d’imagination collective. D’où, si on suit la logique de Mill sur ce point et malgré qu’il n’en parle pas dans le texte, ce lien si important entre arts et liberté d’expression.

Mais reprenons le texte de J. S. Mill là où nous l’avons laissé : Chapitre 2, De la liberté de pensée et de discussion.

Dans les états constitutionnels, dit Mill, il est rare que le gouvernement limite la liberté d’expression, sauf en cas de panique, quand il a peur de l’insurrection par exemple, ou bien quand cette limitation se fait au nom de l’opinion majoritaire.

Mais je dénie au peuple le droit d’exercer une coercion de cette sorte, ou par eux-mêmes ou par l’intermédiaire de leur gouvernement. Ce pouvoir est en lui-même illégitime.

Ce principe ne souffre donc pas d’exception, que l’opinion exprimée soit l’opinion d’un seul ou d’une minorité significative qu’elle soit vraie ou qu’elle soit fausse.

Si l’opinion est vraie, ceux qui la répriment nieront sa vérité. Mais nul n’est infaillible, aussi minoritaire soit l’opinion ainsi jugée. Et malheureusement, si chacun est prêt à reconnaître ses limites individuelles, on a tendance à penser que les opinions collectives sont infaillibles : « tout le monde » pense ainsi, dit-on, quand c’est en fait l’opinion de cette petite portion du monde avec laquelle on est en contact. Mais les sociétés, différentes dans l’histoire et dans la géographie, ne sont pas plus infaillibles que les individus.

On fait en toute chose, répondra-t-on à cela, du mieux qu’on peut, et sans prétendre à l’infaillibilité, il est légitime au gouvernement de régler les affaires humaines : des guerres injustes ont été menées sans que l’onconteste au gouvernement le droit de mener quelque guerre qui soit, quelles que soient les circonstances. Il en va, dit-on, de même des opinions : on doit présumer que les opinions générales sont vraies et guider sur elles notre propre conduite.

Mais il y a une grande différence entre une opinion qu’on tient pour vraie parce que toutes les tentatives pour la réfuter ont échouées, et une opinion qu’on affirme vraie pour empêcher sa réfutation.

L’être humain est capable de corriger ses erreurs, et donc de s’améliorer, à condition d’être exposé à des faits et des arguments nouveaux. Ce processus rationnel est collectif et nécessite d’être exposé aux idées des autres.

Aujourd’hui, on protège certaines croyances de toute mise en cause par des opinions contraintes non plus, en général, en affirmant leur vérité infaillible, mais en arguant de leur utilité. Mais cet argument ne fait que déplacer le problème : la croyance en l’utilité sociale d’une opinion particulière n’est elle-même pas infaillible.

On peut tenir ses opinions pour infaillibles, mais on ne peut pas les imposer aux autres à l’exclusion des opinions contradictoires.

Trois exemples illustrent ce propos : le procès de Socrate, celui du Christ, et l’Empereur Marc-Aurèle qui, le meilleur des hommes de son temps, persécuta néanmoins les chrétiens :

En tant que dirigeant de l’humanité, il considérait qu’il était de son devoir de ne pas laisser la société se disloquer ; et ne voyait pas comment, si les liens existants étaient supprimés, d’autres pourraient se former qui pourraient à nouveau la rassembler. La nouvelle religion visait ouvertement à dissoudre ces liens : par conséquent, à moins qu’il n’adopte cette religion, il semblait qu’il était de son devoir de la réprimer.

Certains soutiennent que cette persécution était justifiée et que la vérité surmonte tous les obstacles. Ce qui revient à dire que les défenseurs de la vérité seront récompensées par le martyre : ceux qui défendent cette position n’attachent sans doute pas beaucoup d’importance à l’idée défendue, et sont plutôt ceux qui, au fond, pensent que de nouvelles idées ont pu être souhaitables à certaines époques, mais qu’elles ne le sont plus aujourd’hui. Par ailleurs, c’est historiquement faux : bien des idées ont été persécutées avec succès, et le christianisme lui-même aurait bien pu disparaître de l’Empire Romain si les persécutions avaient été plus systématiques.

On ne met plus les hérétiques à mort, certes, mais certaines opinions demeurent pénalisées par la loi, et la loi appliquée. Par exemple on ne peut pas être juré dans un tribunal si on se déclare athée, selon la croyance que le serment de l’athée n’a pas de valeur. Mais le raisonnement lui-même est absurde : si l’athée était par définition menteur, il se déclarerait croyant.

Ce sont là des reliquats de persécution, mais l’opinion collective, elle, reste influencée par ces préjudices et peut les exercer par les moyens de la pression collective. De cette façon, les opinions minoritaires, qui ne sont pas persécutées, sont empêchées malgré tout de s’exprimer trop nettement : le prix à payer pour cette quiétude de la majorité, c’est d’abaisser le courage intellectuel dans la société. Qui a des opinions différentes les gardera en privé ou, s’il les exprime, aura tendance à en limiter la portée. Mais on limite ainsi les capacités de la majorité à se confronter à des idées nouvelles et donc à progresser.

Même en admettant qu’une opinion soit vraie, si elle n’est jamais discutée elle prendra l’apparence d’un dogme. Dans les sciences, en mathématiques par exemple, on peut prouver la vérité et il n’est dans ce cas pas utile de présenter des opinions contraires qui n’auraient aucun sens. Mais sur tous les sujets où une différence d’opinions est possible, il en va autrement et il faut pouvoir réfuter les opinions contraires, donc les connaître. Il n’est pas possible de limiter ce privilège à quelques-uns, afin de protéger le peuple dans son ensemble des opinions erronées : c’est le fonctionnement de l’Église catholique, qui autorise le clergé à lire les livres hérétiques, mais les interdit aux laïcs. Cela permet de séparer l’élite du peuple, mais cela ne permet pas une discussion ouverte qui, seule, empêche une idée de s’ossifier complètement.

C’est ce qui arrive avec les doctrines religieuses, pleines de vitalité à leur création puis progressivement moins à mesure qu’elles sont acceptées par la société. Tous les chrétiens tiennent le Nouveau Testament pour sacré, mais aujourd’hui, règlent plutôt leur vie sur les coutumes de leur nation ou de leur classe. Ce principe est vrai, au-delà de la religion, pour toutes les doctrines traditionnelles : « la tendance fatale de l’humanité à cesser de réfléchir à une chose dès qu’elle n’est plus douteuse est cause de la moitié de ses erreurs. »

Il ne s’en suit pas que l’absence d’unanimité est nécessaire à la vérité, mais quand la vérité est considérée comme établie et n’est plus discutable, un manque de curiosité intellectuelle est le prix à payer. Les dialogues socratiques montrent pourtant comment on peut stimuler cette curiosité par la maïeutique. Cela montre aussi à quel point il serait stupide de se priver de cette stimulation en limitant la liberté d’expression.

Examinons aussi les cas où les opinions concurrentes partagent entre elles des éléments de vérité, et où l’opinion minoritaire ajoute à la vérité de l’opinion majoritaire. C’est le cas le plus courant, même si en pratique il arrive fréquemment qu’une opinion partiellement vraie se substitue à une autre opinion partiellement vraie. Mais cette tension et oscillation entre opinions est nécessaire à l’émergence de la vérité qui, dans les choses pratiques de la vie, revient à réconcilier et combiner les opposés.

On objectera que certains principes, la morale chrétienne par exemple, sont une vérité complète, et non partielle. Mais qu’est-ce que la morale chrétienne ? Le Nouveau Testament se réfère à une morale préexistante, qu’il veut corriger, et Saint Paul lui-même incorpore une large part de la morale grecque et romaine, avec laquelle il compose. Et inversement une grande partie de la morale chrétienne a été adoptée plus tardivement, dans les premiers siècles du christianisme. Globalement, l’éthique chrétienne enrichit l’humanité au côté de vérités éthiques venant d’autres sources, et à condition de ne pas être exclusive et sectaire. La tendance au sectarisme reste irréductible, indépendamment du degré de liberté des opinions, mais cette dernière permet à ceux qui sont capables d’écouter des opinions diverses de ne pas céder au sectarisme et de donner ainsi une chance à la vérité.

Pour finir, il faut répondre à l’argument selon lequel toutes les opinions doivent être libres, mais qu’elles doivent être exprimées de façon respectueuse. C’est difficile à définir, c’est subjectif, et l’invective, la mauvaise fois, la calomnie, etc. sont utilisées par les deux parties.

Si les opinions doivent être libres, les actions doivent-elles l’être aussi, tant qu’elles sont aux risques et périls de l’agent ?

Personne ne nie qu’il faille des limites aux actions, et même à celles des paroles qui sont en fait des incitations directes à une action illégale, comme d’inciter une foule à attaquer un marchand devant la maison de celui-ci. C’est une action qui nuit aux autres et doit être réprimée comme telle. En dehors de ça, on devrait être libres de mettre nos opinions en pratique. En effet une société n’est pas plus infaillible dans ses modes de vie et de fonctionnement que dans ses opinions. Ça semblerait évident s’il était mieux compris que le développement de l’individualité est au cœur du bien-être, plutôt que d’être un moyen au service de la société : liberté d’action et diversité de situations sont nécessaires à son développement. Même ceux qui n’acceptent pas cette doctrine admettent qu’il serait absurde que chacun ne fasse qu’imiter intégralement les modes de vie de son voisin sans aucune originalité. À l’inverse il serait absurde de prétendre inventer un mode de vie qui ignore totalement l’expérience humaine préexistante. Chacun, en fait, utilise et interprète l’expérience humaine à sa façon, et ce qu’on en retient, la façon dont on l’interprète, sont fonction des circonstances. Cette réinterprétation constante, par opposition à une application fidèle et automatique des coutumes du temps, nous définit en tant qu’être humains. Si ce principe d’autonomie est en général admis, c’est souvent à l’exclusion des impulsions et des désirs, qu’on juge dangereux et qu’on cherche à réprimer. Mais impulsions et désirs sont l’énergie de l’homme, et peuvent être orientés vers le positif autant que vers le négatif. Ce qui compte, c’est de développer la volonté et la conscience afin de tirer le meilleur de ses désirs, et de développer son caractère individuel dans une société où règne le conformisme. Le Calvinisme tient que la nature humaine étant corrompue, la rédemption n’est possible qu’en étouffant la nature humaine en nous, en tuant toute initiative et en s’en remettant à Dieu. Bien des chrétiens, qui ne sont pas calvinistes, épousent diverses versions atténuées de ce sentiment. Mais on peut lui préférer l’idéal grec de développement personnel, et cultiver l’individualité dans la limite des droits des autres.

Les limites à la liberté sont acceptables quand elles visent à restreindre les actions qui nuisent aux autres ? Elles ont même pour effet positif d’aider l’individu à cultiver en lui ceux de ses désirs qui ne nuisent pas aux autres.

Pour finir, sauf à déclarer que l’humanité a d’ores et déjà atteint la perfection, il faut signaler que de nouvelles actions, de nouveaux modes de vie, et la possibilité de les exprimer, sont indispensables au progrès de l’humanité. Cette atmosphère de liberté est en particulier nécessaire à l’éclosion de cette petite minorité, toujours hors norme, des génies humains, dont toute société a besoin. On a toujours tendance à louer ces originaux a posteriori, tout en cherchant à les tenir dans les bornes de la médiocrité de la foule de leur temps. C’est encore plus vrai en un temps guidé par l’opinion publique et les masses, lesquelles consistent en réalité aux États-Unis dans la population blanche et en Angleterre dans la classe moyenne.

Pour autant, l’esprit de progrès n’est pas toujours un esprit de liberté, s’il cherche à imposer au peuple des changements contre son gré. Mais tous deux s’opposent à l’esprit de tradition, et leur lutte entre eux est une dynamique de l’histoire. Le progrès, par contre, s’arrête si la tradition étouffe l’individualité. Dans ce contexte, sa diversité et variété donnent à l’Europe son atout principal, et on peut s’inquiéter d’une homogénéisation croissante des modes de vie en Europe, qui est l’effet de l’industrialisation, de l’uniformatisation des moyens de communication, de l’éducation.

La société n’est pas fondée sur un contrat, mais quiconque bénéficie de la protection de la société doit en payer le prix. Sa conduite est contrainte et ne peut nuire aux intérêts d’autrui, exprimés sous forme de droits. Et il doit supporter sa juste part de la défense de la société elle-même ou de ses membres contre les actions nuisibles.

Ces limites peuvent prendre la forme des lois ou de l’opinion collective. Mais elles ne peuvent pas concerner les actions qui n’ont de conséquences sur personne d’autre que l’individu lui-même. Cela ne signifie pas que la société ne peut pas s’intéresser aux vertus ou à l’amélioration de soi-même par l’individu, simplement qu’elle ne peut pas l’obliger. On peut essayer de convaincre quelqu’un de mener une vie bonne, pas l’y forcer.

Mais, encore une fois, seuls les actes nuisibles aux autres, et les dispositions qui les motivent sont moralement et, dans les cas les plus graves, légalement répréhensibles.

Certains contesteront cette distinction entre ce qu’on se fait à soi-même et ce qu’on fait aux autres. Il est vrai que « personne n’est un être entièrement isolé » et si, par exemple, quelqu’un « détériore ses capacités physiques et mentales », ça n’est pas sans conséquence pour ceux qui l’entourent et, peut-être, pour la société. Par ailleurs si la société est légitime à guider les enfants dans leur conduite, ne l’est-elle pas à empêcher ceux de ses membres qui se révèlent incapables de se gérer eux-mêmes ? Les joueurs compulsifs ? Les alcooliques ? La loi et la pression sociale devraient, dit-on, pouvoir intervenir dans ces cas. Si un alcoolique ne peut plus payer ses dettes ni subvenir aux besoins de ses enfants, il sera justement condamné, c’est vrai, mais parce qu’il ne paie pas ses dettes, ni ne tient ses engagements sociaux (s’occuper de ses enfants), pas parce qu’il boit ; en ce qu’il nuit aux autres (enfants et créanciers), pas à lui-même (sa consommation d’alcool).

Laisser la société intervenir dans les conduites privées qui ne nuisent pas à autrui, c’est la porte ouverte à la bigoterie et aux abus.

Il faut répondre à une autre objection : ils sont nombreux à considérer comme une nuisance à leur égard les conduites qu’ils désapprouvent. Ainsi un bigot, dit Mill en substance, déclarera que l’expression publique de l’athéisme est une attaque contre ses sentiments religieux et lui cause de la détresse. Mais le sentiment de la personne qui exprime une opinion et ceux de la personne qui s’offense de les entendre ne sont pas à parité, et privilégier la seconde est la porte ouverte à toutes les censures.

Sur les cas qui concernent les actions privées ayant des effets secondaires sur la société, Mill donne plusieurs exemples, mais détaille en particulier celui de l’alcoolisme et des lois sur l’intempérance. Leurs partisans déclarent qu’ils ne s’intéressent pas aux opinions mais aux actions sociales, et que la vente d’alcool est bien une action sociale nuisible : elle met en danger leur sécurité en favorisant les troubles publics, et leur droit à l’égalité en leur demandant de financer collectivement la prise en charge des alcooliques. Mais pour Mill c’est un argument particulier dangereux, car en niant l’existence d’une sphère des actions privées, et en étendant la sphère des actions sociales et publiques à tout ce qui peut d’une façon ou d’une autre avoir, même très indirectement, un impact aussi mineur soit-il sur quiconque, on peut légitimer n’importe quelle intervention coercitive restreignant les libertés :

, car dès qu’une opinion que je considère comme nocive franchit les lèvres de quiconque, elle envahit tous les « droits sociaux » qui m’ont été attribués.

Dans la toute dernière partie du texte, Mill examine quelques applications concrètes de ses idées.

Par exemple, il souligne que le principe de non-nuisance ne signifie pas qu’une action qui nuit aux autres doit systématiquement être interdite, mais simplement qu’elle le peut. Il prend pour exemple le cas d’une profession où il existe une concurrence entre les individus, mettons avocat, et où le succès de l’un « nuit » d’une certaine façon à l’autre. Dans ce cas, l’état n’intervient que pour fixer et faire respecter les règles de neutralité de la « compétition », mais personne ne peut attendre une intervention de l’état pour se protéger de l’échec. Plus généralement, le commerce est un acte social, et la société s’en préoccupe et y intervient à ce titre. Mais la doctrine du libéralisme économique (free trade), est différente du principe du libéralisme politique et de la doctrine de liberté d’expression, et repose sur des principes différents : l’activité économique touche la société dans son ensemble, et l’intervention de la société dans son organisation est légitime, ça n’est pas une question de principe, c’est simplement, selon Mill, que le libéralisme économique est plus efficace que l’interventionnisme étatique. Si on considère la vente de poisons, par exemple, l’intervention de l’État est justifiée, mais il faut noter qu’elle peut consister en une action différente de l’interdiction pure et simple. L’État peut se contenter d’apposer un avertissement sur l’emballage du produit.

Dans la même logique, on peut avoir des restrictions à la liberté qui s’appliquent a priori de la l’action et sont malgré tout légitimes : quand on signe un contrat, il y a un formalisme nécessaire en amont de la signature (prouver son identité, signature des témoins, etc.) qui vise à fournir les moyens de régler les conflits futurs. De la même façon, autant il n’est pas légitime d’empêcher quelqu’un de se soûler, autant si cette personne a déjà sous l’emprise de l’alcool attaqué autrui, alors il est légitime d’encadrer pour le futur sa capacité à boire de l’alcool.

Poursuivons l’examen de ce type de cas : est-ce que l’État serait justifié à taxer l’alcool pour en rendre l’usage plus difficile ? Mill note qu’au-delà d’un certain point, la taxation ne serait pas très différente d’une prohibition. Mais il n’empêche : les taxes sont une fonction légitime, et même inévitable, de l’État, et il est naturel que l’État choisisse, parmi les biens à taxer, ceux dont il veut dissuader l’usage.

Et cetera. Je ne suis pas les cas pratiques évalués par Mill dans la fin de son texte, il me semble qu’ils illustrent le propos, mais n’y ajoutent rien de substantiel. Il traite dans la fin du texte du Suicide (légitimement interdit, dit-il, car personne ne peut abdiquer sa liberté, ce qui semble un moyen contourné, selon moi, de trouver une justification contraire à ses propres principes, mais lui permettant d’être aligné à son rejet intuitif), du Divorce (à autoriser), et de l’Éducation (le gouvernement ne devrait pas concevoir ni imposer le programme ni avoir un monopole sur l’éducation — donc, autoriser l’enseignement privé — mais doit financer et promouvoir l’éducation en général).

Je n’ai pas vraiment de conclusion à apporter, si ce n’est peut-être que j’ai été surpris, malgré la distance évidente du texte, par la modernité du propos dans maints détails (faut-il taxer l’alcool ?), et par la séparation plus importante que je ne l’imaginais, maintenue par Mill entre libéralisme politique classique et libéralisme économique, deux notions qui, aujourd’hui, sont souvent confondues.

De la liberté n’est pas le dernier mot, certainement, sur les questions de liberté d’expression. Mais ma lecture détaillée me confirme au moins une chose : c’est un point de départ important, influent en pratique, mais, en Europe continentale au moins, dont l’influence est plus souvent cachée qu’assumée ; c’est aussi une famille de pensée en termes de liberté et de liberté d’expression, qui lutte avec d’autres familles de pensée (d’origine kantienne, pour aller vite) pour définir la liberté de pensée dans les sociétés occidentales contemporaines.

Ce billet fait parti d’une série sur De la liberté, de John Stuart Mill :

  1. Préambule
  2. Présentation du Principe de non-nuisance : chap. 1
  3. Principe de non-nuisance et Bon Samaritain : chap. 1
  4. De la liberté en pratique : chap. 2 à 5