Le critère du « danger clair et immédiat » établi par le juge Holmes reste valable pendant plusieurs décennies. La tentation de limiter la possibilité de critiquer le Gouvernement ne disparaît jamais tout à fait et elle revient au premier plan dès que les circonstances se font plus pressantes. C’est le cas début 1940 quand la guerre se déclenche en Europe. Dans un contexte de panique à l’égard d’une « cinquième colonne » en cas d’expansion du conflit, le Congrès passe le Smith Act, qui oblige les étrangers à s’enregistrer et se faire prendre les empreintes, facilite leur éventuelle expulsion, et interdit d’en appeler de quelque façon que ce soit au « renversement ou à la destruction du gouvernement ». Roosevelt signe la loi en juin 1940, au moment de la défaîte Française. Le Smith Act est utilisé en 1941 contre des militants trostkyistes dans le Minnesota, pendant la guerre contre des sympathisants nazis ou militants isolationnistes rejetant la guerre, et après guerre contre des militants communistes. Ce dernier cas arrive jusqu’à la Cour Suprême en 1951 (Dennis v. United States).

La majorité (6-2), emmenée par Chief Justice Vinson, soutient la condamnation de Eugene Dennis, Secrétaire Général du Parti Communiste des États-Unis, en réitérant le critère de danger de Holmes : « dans chaque cas [note Vinson, les tribunaux] doivent se demander si la gravité du “mal”, une fois déduite son improbabilité, justifie une telle atteinte à la liberté d’expression. ». En l’espèce, oui, le Parti Communiste appelant directement à renverser le gouvernement, le danger pour la collectivité est attesté. On est en pleine époque McCarthyiste de toute façon.

La portée de cette décision est réduite par Yates v. United States, un autre cas lié au Smith Act, en 1957. À nouveau, les accusés le sont d’être membres du PCUSA. Mais on s’est un peu calmé entre temps et la Cour rejette largement leur condamnation (6–1), sans pour autant se dédire sur Dennis ni déclarer le Smith Act inconstitutionnel. C’est simplement qu’elle réinterprète le critère de danger clair et immédiat de façon plus restrictive (et, à nos yeux aujourd’hui, plus raisonnable) : le militantisme appelant de façon abstraite à la révolution ne doit pas être confondu avec l’organisation pratique d’une action révolutionnaire.

On a donc une période étrange, entre 1957 et la fin des années 1960, où le critère de Holmes persiste, interprété de façon plus stricte que jadis, mais où le Smith Act persiste aussi dans les textes, quand bien même il serait devenu impossible de l’appliquer en pratique.

Preuve dernière, s’il était nécessaire, que la loi et la justice en général, et la liberté d’expression en particulier, sont un facteur de leur époque, les choses changent à nouveau à l’occasion de la guerre du Vietnam et de l’ambiance contestataire des années 1960.

Deux décisions phares marquent l’époque. L’une concerne des militants néonazis (Brandenburg v. Ohio, 1969), l’autre les opposants à la guerre du Vietnam (Cohen v. California, 1971).

Charles Brandenburg, un militant du KKK, est enregistré déclarant dans un meeting que « notre président, notre congrès, notre cour suprême, continuent de réprimer la race blanche et caucasienne », et annonce le projet d’une marche sur Washington le 4 juillet suivant. Condamné dans l’Ohio, Clarence Brandenburg obtient que son cas soit jugé par la Cour Suprême. Or non seulement la cour revient sur sa condamnation, dans la ligne de Yates évoqué ci-dessus, mais alors que Yates évitait la question constitutionnelle en restreignant la décision au plus près du cas considéré, Brandenburg va beaucoup plus loin et abandonne entièrement le test du danger clair et immédiat inventé par Holmes dans Schenck v. United States en 1919. À la place la cour met en place un nouveau test (désormais baptisé Brandenburg test ou test d’action illégale imminente en droit américain). La décision explique qu’on ne peut limiter la liberté d’expression que si l’expression en question « vise à inciter ou à produire une action illégale imminente et est susceptible d’inciter ou de produire une telle action. »

C’est-à-dire que le lien entre parole et action illégale doit être beaucoup plus direct dans l’incitation et dans le temps, d’une part, et avoir une chance de réellement produire une action d’autre part. Si je vous incite à assassiner le Président « dans l’absolu, mettons au siècle prochain » ? OK. Si je dis : « le Président visite la ville demain, je compte sur toi pour l’assassiner »… à mon neveu de 4 ans ? OK. Et peu importe, en l’espèce, la violence de la parole concernée ou le radicalisme de la révolution fantasmée.

Brandenburg donnera lieu à plusieurs autres cas de liberté d’expression, qui confirmeront tous cette tendance : la parole est libre quasiment sans limites, sauf celle d’être de façon quasiment directe et imminente la cause intentionelle d’une action illégale. Je ferais peut-être un billet séparé un jour sur l’affaire Skokie, une histoire assez incroyable de manifestation néonazie dans un village ayant une population juive importante, dont un certain nombre de survivants de l’Holocauste, parce que c’est devenu un exemple classique des débats de philosophie éthique sur la liberté d’expression, dans la ligne des questions soulevée par le jugement de Brandenburg.

La seconde décision importante de cette époque, c’est Cohen v. California (1971). Paul Cohen s’est promené dans le tribunal de Los Angeles avec une veste portant en grosses lettres la mention « Fuck the draft ». Condamné à 30 jours de prison pour avoir troublé l’ordre public il se défend jusqu’à la Cour Suprême… et l’emporte (décision 5-4).

Le cœur de la décision, et son intérêt, est de répondre à la question de l’offense. La vulgarité de l’expression, qui est clairement faite pour choquer le bourgeois, fait-elle que cette parole devient une action qui, offensant autrui, lui cause un tort auquel il doit être remédié ? Le juge Harlan, qui rédige la décision majoritaire, note d’abord que Cohen n’ayant pas été menaçant, pas hurlé, etc., le cas repose uniquement sur l’expression écrite sur sa veste, et donc doit être jugé sur les critères de la liberté d’expression exclusivement. Ensuite les mots de Cohen ne visent personne en particulier dans les couloirs du tribunal, et ne visent pas à pousser personne en particulier à agir violemment.

La partie la plus intéressante de l’opinion du juge Harlan touche, selon moi, au problème, classique pour la liberté d’expression, du public captif (le jugement californien notait qu’il « y avait des femmes et des enfants présents dans le corridor » du tribunal de Los Angeles).

Nous sommes souvent [dit Harlan] des captifs en dehors du sanctuaire de la maison et nous pouvons subir des discours extrêmement désagréables. La capacité du gouvernement, conformément à la Constitution, d’interdire une expression uniquement pour en protéger les autres dépend, en d’autres termes, de la démonstration que des intérêts substantiels en matière de vie privée sont attaqués d’une manière essentiellement intolérable. Toute vision plus large de cette autorité permettrait à une majorité de faire taire les dissidents simplement sur la base d’une prédilection personnelle.

À cet égard, les personnes confrontées à la veste de Cohen étaient dans une posture bien différente de celles, disons, soumises au tapage de camions sonorisés qui hurleraient devant leurs résidences. Ceux qui se trouvaient au palais de justice de Los Angeles pouvaient éviter de nouvelles atteintes à leur sensibilité simplement en détournant les yeux.

Cette analyse est importante parce que l’offense reste, jusqu’à aujourd’hui, un sujet difficile sur lequel j’aurais forcément à revenir. Par ailleurs la formulation du juge Harlan contient un autre élément que je trouve prescient dans notre contexte contemporain : la porosité qu’il note entre espace public et privé et la question du volume de l’expression, volume littéral et sonore dans son cas, mais qu’on pourrait penser au figuré dans le cas de la parole sur internet et dans le contexte des fermes de désinformation contemporaines.

Je vais arrêter ici cette série sur le 1er amendement dans la mesure où ce sont pour l’essentiel les règles dictées par ces deux décisions, Brandenburg et Cohen, qui ont prévalu jusqu’au début du 21e siècle. Quand on pense à la tradition américaine d’une liberté presque absolue de la parole, on pense en fait à une tradition qui s’est construite dans la longue durée, certes, mais qui n’existe sous cette forme que depuis un peu plus de cinquante ans.

Mais ces dernières années ont vu, dans le contexte américain, deux changements importants qui ont eu un impact majeur sur la liberté d’expression, et qu’il faudrait traiter à part sans doute : le rôle des entreprises et de l’argent dans le discours politique (Citizens United v. FEC, 2010) et, comme je l’indiquais un peu au-dessus, internet et les réseaux sociaux.

Sur le premier amendement et la libre expression il y a eu deux livres remarquables au 21e siècle :

Anthony Lewis. Freedom for the Thought That We Hate: A Biography of the First Amendment (Basic Books, 2007).

Geoffrey R. Stone, Perilous Times: Free Speech in Wartime from the Sedition Act of 1798 to the War on Terrorism (New York : W. W. Norton & Company, 2004)

Ce billet fait parti d’une série sur le 1er amendement de la constitution des États-Unis :

  1. Ratification de la constitution
  2. le Bill of Rights
  3. les Lumières écossaises
  4. les 100 premières années
  5. un « danger clair et immédiat »
  6. Vietnam et au-delà