Comme les événements nous l’ont rappelé ces dernières années, avec l’administration Trump par exemple, le cadre politique et juridique d’une nation est fait de lois, d’institutions et de tribunaux, mais aussi de beaucoup de conventions. Pour que la loi s’exerce, il faut qu’elle soit testée : quelqu’un s’aventure dans la zone grise aux limites de la loi, et une interprétation réaffirme, temporairement parfois, une nouvelle limite, qui peut être différente de la précédente, et parfois moins claire qu’il n’y paraît, mais reste néanmoins valide jusqu’à ce qu’un nouveau test se présente. La loi s’exerce aussi, en sens inverse, quand on découvre que ce qu’on croyait défendu ne l’est pas en réalité, que l’action nouvelle, choquante, qu’on voudrait voir interdite n’était en fait que convention : les tribunaux décident qu’ils ne s’occuperont pas de ce cas.

Mais il arrive aussi souvent que la loi ne soit tout simplement pas testée. De la même façon que tous les cambriolages ne sont pas résolus et n’aboutissent pas tous à des condamnations, il arrive que des lois anticonstitutionnelles, ou des actions illégales d’une branche quelconque du gouvernement n’aboutissent pas devant la Cour Suprême. C’est le cas du 1er amendement dans les premières années de la République.

En 1798, dans un contexte de guerre maritime larvée avec la France révolutionnaire, et de fortes tensions internes entre les Fédéralistes du Président Adams et le parti Démocratique-Républicain, l’Administration obtient le vote de quatre lois, les Alien and Sedition Acts. Il s’agit de permettre à l’exécutif d’emprisonner ou déporter les étrangers, de rendre la naturalisation plus difficile, et de limiter la liberté d’expression. Certaines de ces lois sont encore valables, par exemple l’Alien Enemies Act, qui a pu servir de base juridique à la décision de Trump d’imposer une interdiction d’entrer sur le territoire pour les citoyens d’une liste de pays (musulmans) : la Cour Suprême a validé son décret en partie sur cette base (Trump v. Hawaii, 26 juin 2018).

La loi de 1798 limitant la liberté d’expression, le Sedition Act, avait été votée avec une date d’expiration en mars 1801, et n’est donc plus dans les tablettes. Elle interdisait les « écrits faux, scandaleux ou malveillants » à l’égard du gouvernement des États-Unis. Contrairement à d’autres cas de ce type, où des lois liberticides sont adoptées largement dans une période d’hystérie collective, cette loi a été, dès son vote, par une faible majorité de 44 contre 41, extrêmement contestée, et immédiatement considérée comme partisane. Ses adversaires, dont James Madison, la considéraient explicitement et dès le départ comme anticonstitutionnelle. Elle fut pourtant appliquée par les tribunaux. Par exemple dans le Vermont pour attaquer un homme politique local, Matthew Lyon, qui dans la presse avait accusé le gouvernement du jour de « pompe ridicule, adulation stupide et avarice égoïste » : quatre mois de prison. Aucun des cas concernés n’aboutit à la Cour Suprême et la loi expira avant d’être testée. Mais le débat intense sur l’inconstitutionnalité de la loi, dès sa signature, laissa des traces et les débats de la Cour Suprême depuis considèrent implicitement qu’en effet elle aurait été inconstitutionnelle.

Le Sedition Act de 1798 montre qu’alors que le 1er amendement a moins de 10 ans, il peut en pratique être bafoué : je disais précédemment que l’amendement avait une sorte de caractère d’évidence intellectuelle dans le contexte de la philosophie politique générale qui soutient l’effort constitutionnel, surtout pour Madison, mais il ne s’en suit pas que son application pratique est évidente.

C’est une constante des débats sur la liberté d’expression : le principe en est accepté, mais il est testé dès que la pression monte, en particulier dans un contexte de guerre, civile ou étrangère, ou à tout le moins de très forte tension. « Oui, mais… »

Il y a un autre obstacle à l’application du principe de liberté d’expression aux Etats-Unis aux 18e et 19e siècles : le bill of rights ne s’applique pas aux états. Il ne descend pas toute la chaîne institutionnelle et reste cantonné aux lois fédérales et à l’action du gouvernement fédéral. Ce principe, qui a fait l’objet de négociations au moment du vote des amendements, est réaffirmé par la cour à plusieurs reprises. La question du rapport état fédéral - états fédérés et des principes du fédéralisme est récurrente en droit et en science politique américains. Barron v. Baltimore (1833) tranche cette question (temporairement, comme toujours) à propos d’un autre amendement, le 5e : le sieur Barron a été mis sur la paille par l’action de la ville de Baltimore, qui a effectué des travaux publics qui, rejetant de la terre sur le rivage, ont asséché le quai où Barron avait son entreprise de bateaux. Il attaque, estimant que ses droits sous le 5e amendement ont été bafoués. Nul ne doit, dit le texte, être privé de vie, de liberté ou de sa propriété sans procédure régulière. La Cour Suprême unanime affirme que le bill of rights ne s’applique pas aux états, mais seulement au gouvernement fédéral, et note dans sa décision qu’à d’autres endroits la constitution dit clairement ce qui s’applique aux états, mais qu’elle n’en dit rien pour ce qui concerne le bill of rights, qui est donc limité à la sphère fédérale. C’est bien triste pour monsieur Barron, mais la cour suprême n’a pas juridiction pour s’occuper de son problème.

Cette décision, qui concerne le 5e amendement, touche aussi logiquement le 1er.

Il faut attendre longtemps avant que ça ne change. Spécifiquement il faut attendre le vote du 14e amendement à la Constitution en 1868.

Le texte de la section 1 est le plus pertinent pour mon propos :

No State shall make or enforce any law which shall abridge the privileges or immunities of citizens of the United States; nor shall any State deprive any person of life, liberty, or property, without due process of law; nor deny to any person within its jurisdiction the equal protection of the laws. [Aucun État ne fera ou n’appliquera de loi qui restreindra les privilèges ou immunités des citoyens des États-Unis ; aucun État ne peut non plus priver une personne de sa vie, de sa liberté ou de ses biens sans procédure régulière ; ni refuser à toute personne relevant de sa juridiction la protection égale des lois.]

On est dans le contexte de la Reconstruction, après la fin de la Guerre de Sécession. Du fait de l’émancipation, la population susceptible de voter dans les états du Sud a beaucoup augmenté, et donc leur poids relatif en termes de sièges au Congrès. Mais si dans ces états les noirs émancipés sont empêchés de voter, on se retrouverait dans une situation paradoxale : les blancs des anciens états sécessionnistes verraient leur influence fortement augmenter à Washington. Dans un contexte où fleurissent les Codes noirs dans les états du sud, par exemple limitant la liberté de mouvement par des lois sur le vagabondage, il est important, si on veut éviter cet effet pervers de l’émancipation au niveau fédéral, de s’assurer que les noirs pourront bel et bien voter.

D’où ce 14e amendement, qui étendrait en principe les protections de la constitution fédérale aux états. Mais l’application en est très graduelle, et partielle, dans un processus appelé d’incorporation. En effet il n’est pas évident, pendant longtemps, que le 14e amendement étend tous les articles et amendements de la constitution aux états. N’est-ce pas plutôt, simplement, qu’un état ne peut pas prendre une loi directement contraire à la constitution ? Mais pas qu’un droit dont la constitution locale ne parle en rien s’applique malgré tout du fait de son existence dans la constitution fédérale ?

Un premier jugement de la Cour Suprême (Twining v. New Jersey) en 1908, quarante ans après l’adoption du 14e amendement, tranche d’abord dans un sens restrictif : le 5e amendement (droit de ne pas s’auto-incriminer) ne s’applique que dans les tribunaux fédéraux. Ce jugement spécifique tiendra jusqu’en 1964, où la Cour se dédie et applique le 5e amendement aux états (Malloy v. Hogan). Pour ce qui concerne le 1er amendement, il faut attendre Gitlow v. New York (1925) pour que la Cour juge qu’il s’applique bien aux états : le processus d’incorporation est entamé depuis plus de 60 ans, et le 1er amendement fête alors ses 136 ans… Encore une fois, ce n’est pas parce qu’une loi, même constitutionnelle, existe que toutes les conséquences logiques en sont tirées et qu’elle est appliquée au dernier échelon de la hiérarchie judiciaire.

Même au niveau fédéral, même si la Cour peut estimer qu’elle a compétence sur le sujet, il ne s’en suit pas non plus qu’elle interprète ou interpréterait les cas qui se présentent à elle de la même façon qu’on le ferait maintenant. Mais elle n’en a de toute façon pas l’occasion : le 1er amendement n’est quasiment jamais testé devant les tribunaux au 19e siècle.

Le premier vrai test intervient au début du 20e siècle, pendant la Première Guerre Mondiale : à nouveau, dans une période où la liberté d’expression est sous pression du fait de circonstances exceptionnelles.

Ce billet fait parti d’une série sur le 1er amendement de la constitution des États-Unis :

  1. Ratification de la constitution
  2. le Bill of Rights
  3. les Lumières écossaises
  4. les 100 premières années
  5. un « danger clair et immédiat »
  6. Vietnam et au-delà